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L'Arabie Saoudite, terre d'accueil en devenir pour le cinéma ?

La sortie du film "Mary Shelley", de la réalisatrice saoudienne Haifaa Al Mansour, est l'occasion de revenir sur les nouvelles ambitions d'un pays ultra conservateur, désireux de devenir une terre d'accueil pour le cinéma, après l'avoir interdit.

11 Décembre 2017. La décision a résonné comme un coup de tonnerre dans un ciel d'airain. Le gouvernement du roi d'Arabie Saoudite Salmane ben Abdelaziz Al Saoud venait en effet de décider la levée de l'interdiction des salles de cinéma qui frappait le pays depuis 1982. A l'époque, les autorités ultra conservatrices avaient estimé que les salles de cinéma encourageaient les interactions entre les hommes et les femmes... Le 13 janvier 2018, les spectateurs se pressent pour découvrir la toute première projection de film depuis cette interdiction. Un double programme en fait, deux films d'animation : Le monde secret des émojis, et Capitaine Superslip.

Peu importe au fond que le choix de ces deux films fasse sourire. Ce choix surprenant s'explique par la volonté du gouvernement d'encourager la croissance du secteur du divertissement, tout en restant en accord avec ses politiques (très) conservatrices. Si l'Autorité Générale du Divertissement a assuré qu'elle allait diffuser 99% des films vus en Occident, "les films [seront] soumis à un comité de censure qui veillera à ce que leur contenu respecte les valeurs et ne contrevienne pas aux lois en vigueur". Une ouverture, certes, mais évidemment très mesurée...

Black Panther au menu de gala

Le 18 avril dernier, l'étau se desserre un peu plus. Une projection de gala dans une salle de concert de Riyad réaménagée en multiplexe, a consacré la réouverture officielle des cinémas dans le royaume, tandis que les premières séances commerciales devaient commencer dans la foulée. Au moins dans les grandes villes comme Riyad et Djedda, les salles ne seront pas divisées entre un espace pour les hommes et un autre pour les familles, contrairement au principe de ségrégation en vigueur dans la plupart des lieux publics, destiné à éviter les contacts entre les sexes hors de la cellule familiale. Ce mercredi 18 avril, le gratin du royaume a ainsi pu, en présence du ministre de la culture saoudien, de diplomates étrangers et de nombreux professionnels de l’industrie du cinéma, découvrir le blockbuster Black Panther. Le ciseau de la censure est quand même resté sur la table, à portée de main : une scène de baiser a été coupée de la version du film projeté ce soir-là. C'est qu'on ne plaisante pas avec les trois grands tabous : le sexe, la politique et la religion.

"Bienvenue dans une ère où les films peuvent être vus par les Saoudiens non pas à Bahreïn, non pas à Dubaï, non pas à Londres… mais à l’intérieur du royaume" a commenté Adam Aron, le directeur général d’AMC Entertainment, un géant américain de l’exploitation, qui prévoit d’ouvrir 40 salles dans le pays durant les cinq prochaines années. Et d'ajouter face à l'assistance, en évoquant l'histoire de Black Panther : "C’est l’histoire d’un [jeune] roi qui transforme une nation. Cela peut sembler familier à certains d’entre vous !"

Une allusion pas du tout voilée au prince héritier, vice-Premier ministre et Ministre de la Défense Mohammed ben Salmane al Saoud, que l'on surnomme MBS, qui est le principal instigateur de ce changement. Il est devenu le véritable homme fort du royaume depuis une purge anti-corruption qui a vu le limogeage ou l'arrestation de dizaines de princes, ministres et d’hommes d’affaires, fin 2017, lui assurant le contrôle des principaux leviers du pouvoir. Soufflant régulièrement le chaud et le froid, Mohammed ben Salmane s'est cependant engagé à renouer avec "un islam modéré" et à "éradiquer l'extrémisme". C'est dans cet esprit d'ouverture qu'il a notamment oeuvré pour accorder enfin aux femmes le permis de conduire, ou leur favoriser l'accès au marché de l'emploi.

Le cinéma, entre Red Carpet cannois et source de "dépravation" 

Quelques jours à peine après cette première projection très officielle, le pays foulait pour la première fois de son histoire le Red Carpet du Festival de Cannes pour promouvoir son 7e art renaissant. Le royaume wahhabite est ainsi venu avec neuf courts-métrages, présentés hors compétition. Il s'agit avant tout d'une participation symbolique, assortie de rencontres professionnelles menées dans les alcôves du marché du film. "Ils sont totalement nouveaux au cinéma, parce qu'ils sont en train d'ouvrir leurs premières salles, mais avec une politique apparemment assez vigoureuse à la fois d'attraction de tournages et de formation de leurs jeunes étudiants ou réalisateurs", expliquait à l'AFP Jérôme Paillard, directeur du Marché du film de Cannes. "Ils ont des paysages absolument insensés, les décors naturels sont formidables" ajoutait-t-il.

"Aujourd'hui, cinq écrans existent, le cap des 200 salles est envisagé pour la fin 2019, puis des 2.000 salles d'ici 10 à 15 ans", précisait Ahmad bin Fahd Almaziad, directeur général de l'Autorité générale de la Culture (GCA). Et d'ajouter : "en fait, avec l'irruption récente du numérique ou de la réalité virtuelle dans le 7e Art, nous partons presque à égalité, nos compétiteurs n'ont que dix ans d'avance". Reste que ce développement, s'il se fait à marche forcée, se heurtera nécessairement aux forces conservatrices, même si elles sont plus ou moins mises au pas par MBS. En 2017, les autorités religieuses s'étaient ainsi insurgées contre la possible ouverture de salles et la tenue de concerts, affirmant qu'elles seraient sources de "dépravation"...

L'industrie du cinéma est l'un des axes majeurs du plan baptisé Vision 2030 initié par MBS en 2017. Il s'agit en fait d'un vaste plan de développement socio-économique, destiné à d'abord attirer les investisseurs en redorant l'image du royaume, sérieusement malmenée depuis de nombreuses années (et qui continue de l'être, notamment en raison de la guerre que mène le pays au Yémen...). Mais aussi à prendre en compte les aspirations aux changements de la jeunesse saoudienne, très nombreuse. 60% des habitants du pays ont en effet moins de 30 ans. Enfin, ce plan doit servir à développer une solide industrie du loisir, et pas seulement les musées. Les Autorités saoudiennes estiment que ce nouveau secteur pourrait permettre de créer jusqu'à 30.000 emplois directs et plus de 100.000 emplois indirects, et générer jusqu'à 19 milliards € de chiffre d'affaire.

Au cours des dix prochaines années, l'Arabie saoudite prévoit d'investir 64 milliards de dollars dans l'industrie du divertissement. Les autorités planchent également sur la construction, au sud de Riyad, d’une "Entertainment City", sur une gigantesque surface de 334 km², soit trois fois la superficie de Paris, avec des parcs d’attractions, des terrains de sport, des salles de concert, et même un parcours de safari.

Pépinière de talents en devenir

Au-delà du lancement d'un programme de camps d'été, destiné à former les jeunes à l'écriture de scénario, au montage ou à la direction d'acteurs, avec une première promotion de 80 élus, composée pour moitié de femmes, le pays fonde de gros espoirs sur les quelques 10.000 étudiants saoudiens boursiers suivant actuellement un cursus aux Etats-Unis dans le domaine des Arts, et notamment le cinéma. De même, des partenariats ont été noués entre l'Arabie Saoudite et de grandes écoles spécialisées dans le cinéma, comme la Studio School à Los Angeles ou la Femis et les Gobelins, pour l'animation, à Paris. Depuis 2015, un festival de cinéma a même vu le jour, situé à Dammam, capitale de la province orientale d'ach-Charqiyadanssitué dans l'est du Royaume. Même si le festival montre essentiellement des courts-métrages, cinq longs-métrages sont prévus pour sa prochaine édition. Des débuts modestes, mais réels.

De quoi assurer peut-être la relève de la cinéaste saoudienne Haifaa Al Mansour, qui doit se sentir un peu seule. En 2013, le Festival de Cannes avait d'ailleurs accueilli la réalisatrice, venue y présenter Wadjda. "Je ne me serais jamais imaginé finir réalisatrice, et encore moins la première femme réalisatrice en Arabie Saoudite !" déclarait-elle, logiquement émue. Son film est en effet la première oeuvre à être tournée dans le royaume wahhabite; les précédents films saoudiens ayant été tournés dans d'autres pays, comme les Emirats Arabes Unis. Wadjda a même été le premier film saoudien à participer à la course aux Oscars du meilleur film étranger. Une première pierre, concrète, mais encore fragile, posée dans cette potentielle terre d'accueil du cinéma, qui ne demande qu'à s'ouvrir.