"L’abbé Pierre, une vie de combats": une enquête révèle qu'une victime avait témoigné avant la sortie du film

Un "choc" pour l'équipe du film L’abbé Pierre, une vie de combats. D'après une enquête menée par la cellule investigation de Radio France, une victime de l'abbé Pierre avait témoigné dès mai 2023 auprès d'Emmaüs France, impliqué dans le long-métrage, six mois avant sa sortie en salles.

Pourtant, l'enquête révèle également que l'équipe de ce biopic, qui rend hommage à la vie de l'abbé Pierre, incarné à l'écran par Benjamin Lavernhe, n'a pas été mise au courant de ce témoignage à l'époque.

Ce n'est qu'en juillet 2024, au moment de la publication du rapport d’enquête Egaé où plusieurs femmes témoignent des abus qu'elles ont subis de la part de l'abbé Pierre, que l'équipe du film découvre l'ampleur de l'affaire.

"Nous n’avons eu aucune alerte. Nous n’avons été mis au courant de rien. J’ai le sentiment d’avoir été dupé, trahi profondément par l’abbé Pierre", assure Wassim Beji, producteur du film, auprès de Radio France.

"Personne ne nous a dit 'attention'"

Selon l'enquête de Radio France, Emmaüs France reçoit dès mai 2023 le témoignage d’une femme, nommée "A". Dans son récit, elle décrit des "contacts sur sa poitrine" lorsqu'elle était encore mineure, des avances lourdes pendant plusieurs années de la part de l'abbé Pierre, et un baiser forcé de celui-ci, quand elle était cette fois majeure.

"Il a introduit sa langue dans ma bouche d’une façon brutale et totalement inattendue", confie-t-elle dans son témoignage.

À l'époque, Emmaüs International et la Fondation Abbé Pierre sont alertés des propos de "A" et décident de lancer les recherches pour voir si d'autres victimes sont concernées par ces abus - une initiative qui aboutira à l'enquête du groupe Egaé, près d'un an plus tard.

Pourtant, lorsque le réalisateur Frédéric Tellier se plonge dans les archives sur l'abbé Pierre et rencontre des compagnons des communautés Emmaüs, des responsables de la Fondation et d'autres proches de l'abbé pour préparer son film, personne ne lui mentionne le témoignage de "A".

"Personne ne nous a dit 'attention, tu devrais dire ci ou ça ou rencontrer telle ou telle personne'. J’ai passé des moments intimes, sincères, avec ces gens, les yeux dans les yeux. Nous n’avons jamais eu le début d’une once de soupçon", précise le cinéaste à Radio France.

"Communiquer avant d’avoir fait un travail d’enquête aurait été dangereux"

Si à ce moment-là, L’abbé Pierre, une vie de combats n'est pas encore sorti, le biopic commence néanmoins à faire du bruit et à être présenté en avant-première notamment au Festival de Cannes.

À l'époque, Antoine Sueur, ancien président d’Emmaüs France, qui a rencontré "A" en 2023 pour recueillir son témoignage, intervient dans certaines de ces avant-premières. Pour autant, il fait le choix de ne pas prévenir l'équipe du film de "la part d’ombre" de l'abbé Pierre.

"Il faut comprendre qu’à ce moment-là, on n’était pas encore dans l’affaire et les révélations. On ne savait pas où on allait. Est-ce qu’on fait toujours les bons choix? J’ai fait au mieux, j’assume notre part d’erreurs et de responsabilité", indique-t-il à Radio France.

"Nous pensions, et continuons à penser, que communiquer avant d’avoir fait un travail d’enquête et rassemblé plusieurs témoignages aurait été dangereux", affirme également l'agence de communication des mouvements Emmaüs à la cellule investigation de Radio France.

"Cela aurait fait porter à une seule victime le poids de la révélation et aurait sans doute déclenché des résistances immenses dans la société à reconnaître la réalité des faits", justifie l'agence.

"Ça aurait pu arrêter la sortie du film"

Dernier secrétaire particulier de l’abbé Pierre et président d’honneur de sa fondation, Laurent Desmard connaît lui-aussi l’existence du témoignage de "A" mais choisit également de ne pas en informer l'équipe de L’abbé Pierre, une vie de combats lors de la promotion du biopic.

Comme l'indique un membre de l’équipe du film à Radio France, ce n'est qu'en juillet 2024, à la veille de publication du rapport d’enquête Egaé, que Laurent Desmard décide de parler de l'affaire au réalisateur Frédéric Tellier et à Benjamin Lavernhe.

"Je n’ai pas de comptes à régler, mais je pense que si nous avions été au courant, ça aurait pu arrêter la sortie du film. Ce qui est évident, c’est qu’on n’aurait pas fait la même promotion", assure Frédéric Tellier.

Si le cinéaste confie avoir eu "l'impression d'être sali" à la suite de ces révélations, il dit néanmoins comprendre les arguments d’Emmaüs et de la Fondation Abbé Pierre. "Je ne les vois pas être manœuvriers ou menteurs, alors qu’ils sont dans une aide permanente aux plus démunis", indique-t-il.

"J’ai fait un film en pensant que le sujet était là… et il n’est pas là. L’abbé Pierre a changé le monde de la misère. Est-ce que toute cette saloperie annule ses combats? Ça les entache en tous les cas", conclut-il.

Article original publié sur BFMTV.com