L’élection présidentielle, une occasion manquée de redéfinir les contours du salariat

À lire les propositions des deux candidats arrivés en tête au premier tour de l’élection présidentielle, on relève que la question du travail reste floue dans les programmes. Cette thématique est abordée sous le titre « atteindre le plein emploi et mieux vivre de son travail » chez le président sortant Emmanuel Macron et « assurer une croissance forte à notre économie au service de l’emploi, du pouvoir d’achat et du bien commun » pour la candidate du Rassemblement national, Marine Le Pen.

Pour y parvenir, Emmanuel Macron choisit l’instauration d’un revenu de solidarité active (RSA) conditionné à une activité pour favoriser l’insertion, la transformation de Pôle emploi « pour gagner en efficacité », le report du départ légal à la retraite à 65 ou 64 ans pour favoriser l’emploi des séniors, la simplification et la déconcentration du dialogue social, et une simplification du Code du travail.

Pour Marine Le Pen : réorientation de l’économie vers le principe du localisme et du patriotisme économique, une « nécessité en termes d’emploi », maintien de l’âge de la retraite à 60 ans afin de favoriser l’accès des jeunes à l’emploi, réforme de l’enseignement et de la formation, facilitation de l’accès à l’emploi par la lutte contre « l’importation de travailleurs corvéables » concurrençant les travailleurs français, réforme du travail détaché.

Malgré ces différences d’approche, moins d’État d’un côté et préférence nationale de l’autre, aucun des deux programmes ne remet profondément en cause l’existant et les politiques d’insertion qui ont prévalu ces dernières années, notamment en matière de promotion d’autoentreprise.

Crée en 2009, le statut d’autoentrepreneur, dont il simple de se doter administrativement, a été depuis massivement adopté. Selon l’Insee, « fin 2017, 928 000 micro-entrepreneurs sont économiquement actifs […]. Ils représentent 33 % de l’emploi non salarié (figure 2), mais cette part varie fortement selon les secteurs : elle culmine à 95 % dans les activités de livraison à domicile et des coursiers urbains ».

Cet essor a en effet notamment accompagné le développement des plates-formes en ligne, dont l’essentiel de la main-d’œuvre se constitue d’autoentrepreneurs, ce qui a conduit à une précarisation de ces travailleurs moins protégés en termes de droit. Ainsi, leur rémunération moyenne mensuelle se situe aux alentours de 600 euros.

Un des effets pervers du retour à la vie active par le biais de l’autoentreprise est la création d’un « statut fictif de travailleur indépendant », encore mis en évidence par exemple en mars 2020 par la Cour de cassation en France dans le cas d’un chauffeur Uber. Le statut d’autoentrepreneur est donc devenu source de précarité des travailleurs, mais aussi d’insécurité pour les entreprises qui peuvent être condamnées à requalifier la relation de travail en CDI.

Pour y remédier, ont été adoptées un certain nombre mesures dont la reconnaissance de la qualité de salarié à un certain nombre de travailleurs énumérés dans dans la septième partie du Code du travail.

D’autres formes existent

Cependant, des pistes envisageant une alternative à cette dichotomie entre salarié et travailleur indépendant ont été explorées depuis de nombreuses années, mais sans aucune traduction concrète pour l’instant. Elles n’en ont pas moins le mérite d’exister.

Une d’entre elles consisterait à envisager la mise en place d’un droit de l’activité professionnelle qui, selon la juriste Thérèse Aubert-Monpeyssen, « aurait pour effet d’harmoniser les obligations pesant sur les entreprises qui font intervenir des travailleurs, indépendamment du statut juridique de ces derniers ». Ce droit engloberait l’intégralité des travailleurs sans distinction de statut, salarié ou travailleur indépendant, ainsi que le proposent plusieurs autres auteurs parmi lesquels on peut citer les juristes Alain Supiot, Jacques Barthélémy et François Gaudu.

Les travailleurs bénéficieraient d’un socle individuel commun de droits qui reprendrait les grands principes énoncés dans la Charte sociale européenne de 1996 et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000. Dans la première, on trouve des mesures concrètes sur la rémunération, le temps de travail, les congés, la retraite, la formation, la santé, la protection contre la perte d’emploi, le travail des jeunes. Dans la seconde, moins détaillée, au chapitre IV intitulé « solidarité », on trouve des grands principes de lutte contre la pauvreté, l’exclusion sociale, la protection du travailleur. Dans les deux sont énumérées les conditions du travail décent et de la dignité au travail.

Parlant pour le groupe de recherche pour un autre code du travail (GR-PACT), le spécialiste du droit du travail Emmanuel Dockés évoque lui l’intention « d’étendre le champ d’application du Code du travail aux travailleurs dépendants mais non subordonnés, afin d’intégrer les nouvelles formes d’emploi, autonome quoiqu’en situation de faiblesse, dans le droit du travail ».

Une autre piste serait de redéfinir le contrat de travail en ne s’appuyant pas uniquement sur la subordination du salarié à l’employeur, mais aussi comme l’évoque Olivier Leclerc, sur la dépendance économique dont l’Organisation internationale du travail (OIT) énonce les éléments constitutifs : la rémunération périodique du travailleur source de son unique revenu et l’absence de risque financier pour lui. De la sorte, être salarié impliquerait d’être subordonné, de travailler pour autrui et d’être économiquement dépendant de celui-ci.

En instaurant des critères précis pour déterminer le seuil de dépendance économique pris en compte, ce pourrait être une solution pour la « zone grise », celle du travailleur indépendant économiquement dépendant et du statut fictif de travailleur indépendant.

S’inspirer d’ailleurs en Europe

Nombre de nos voisins européens, au rang desquels on peut citer l’Italie et l’Espagne, ont tenté depuis de nombreuses années et avec des succès divers de trouver des solutions à cette situation. En Espagne, l’objectif affiché est, tout en luttant pour la création d’emploi, de protéger ces travailleurs qui, selon le statut espagnol, loi 20/2007 du 11 juillet 2007, « exercent une activité économique ou professionnelle à but lucratif, de manière habituelle, personnelle, directe, et de manière prépondérante, au profit d’une personne physique ou morale, dénommée cliente, dont ils dépendent économiquement ».

Comment ? En offrant à tous une garantie de rémunération, des garanties dans les cas de maladie, d’accidents du travail, de grossesse, un régime de retraite, un programme de formation continue, des garanties sur le temps de travail, les congés, la rupture à la demande du travailleur et celle à la demande justifiée du client avec indemnisation en cas d’absence de cause motivée. La finalité selon le juriste espagnol Fernando Valdes dal-Re « est de porter remède à cette nouvelle situation de dépendance économique née de la « normalisation » du travail autonome dans les processus de décentralisation productive. ».

À partir des succès et des échecs connus, la modernisation du travail pourrait s’appuyer aussi sur le rapport « Antonmattei-Sciberras » qui dès 2008 avait étudié la protection à accorder au travailleur économiquement dépendant et préconisait quant à lui la création d’un statut comparable à celui mis en place dans les pays voisins.

Il énumère un certain nombre d’indices permettant d’identifier le travailleur qui appartient à la catégorie des travailleurs indépendants économiquement dépendants : il exerce seul son activité, tire au moins 50 % de ses revenus d’un seul donneur d’ordre dans le cadre d’une relation contractuelle d’une durée de plus de deux mois, au sein d’une organisation productive dépendante de son donneur d’ordre. Il faut noter que si l’on accorde une sécurité au travailleur, il ne faudra pas oublier son corollaire, celle de l’entreprise.

La question qui se pose alors est de savoir pourquoi, alors que la question de l’alternative au salariat est étudiée depuis de nombreuses années, que la dépendance économique est reconnue et transcende la vision purement contractuelle du contrat de travail, il n’y a pas de tentative en ce sens.

C’est peut-être aussi du fait de l’embellie de l’emploi – le nombre de demandeurs d’emploi sans activité repassant pour la première fois depuis juillet 2012 sous la barre des 3 millions en France métropolitaine – que des réformes plus structurelles du monde du travail n’ont pas été envisagées. Mais alors que depuis le Covid on parle du « monde d’après », n’est-ce pas le moment de franchir le pas ?

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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