JO de Paris: pourquoi ces traducteurs-interprètes judicaires menacent de se mettre en grève

Ils sont la voix des victimes et des mis en cause qui ne parlent pas français. Les interprètes-traducteurs judiciaires interviennent à tous les stades de l'enquête et du procès: pendant les gardes à vue, pendant les auditions devant le juge d'instruction, durant les audiences, mais aussi lors des écoutes téléphoniques. Ces professionnels, aux missions essentielles, peuvent être appelés jour et nuit, un dimanche comme un jour férié. Pourtant, sans ces 8.000 personnes, réparties sur toute la France, la procédure ne peut pas avoir lieu. Résultat, la machine policière et judiciaire s'enraye.

Mais depuis plusieurs années, ces "collaborateurs occasionnels du service public" - leur statut depuis 2016 - dénoncent des retards de paiement, mais également un contentieux lié à des cotisations sociales et à la TVA. Lassés de réclamer leur dû, le collectif des Traducteurs Interprètes de France (TIF), qui regroupe plusieurs centaines d'entre eux, menace désormais de ne pas répondre aux réquisitions des services de l'État pendant les Jeux Olympiques de Paris. À l'été 2024, magistrats, policiers, gendarmes pourraient bien avoir à se passer de leurs services.

"L'argent ne rentre jamais"

"C'est un problème qui n'est pas nouveau, ça dure depuis plusieurs années", confie Karim*, traducteur-interprète en langue arabe et en italien. En 2015 pourtant, un portail informatique, appelé Chorus, a été lancé pour dématérialiser les justificatifs et accélérer le traitement des dossiers. À chaque mission, ils doivent transmettre leurs justificatifs: un lettre de réquisition - la preuve que l'État a fait appel à leurs services -, ainsi qu'une attestation de mission, prouvant qu'ils ont bien effectué le travail.

"Si je dépose un dossier aujourd'hui, je vais être payé dans six mois à un an, au mieux", explique Karim, qui estime que le ministère de la Justice lui doit aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers d'euros. Résultat, l'homme est dans le rouge. "Ils m'ont saisi mes comptes bancaires. Je n'ai même plus de quoi payer mon loyer, ni la rentrée scolaire de mes enfants. Et je continue à travailler comme un con", déplore-t-il. Ilyès*, lui, attend le paiement de cinq mois de missions pour l'Etat, soit l'équivalent de 14.000 euros. "Comment on fait pour vivre entre temps?", s'indigne cet interprète-traducteur en langue arabe.

Pour Florence, spécialiste en espagnol, la situation est tout aussi dramatique: "J'ai déposé un mémoire de décembre 2022, il me manque entre 10.000 et 12.000 euros. On est comme tout le monde, on a un logement, des enfants, des dépenses. On a toujours des frais, mais l'argent, lui, ne rentre jamais", s'emporte-t-elle.

"Il n'y a pas d'argent dans les caisses du ministère"

Dans le budget de la place Vendôme, les missions de ces collaborateurs sont assimilées à des "frais de justice", payés par le service d’administration régional (SAR), géré par la cour d’appel. Mais quand l'enveloppe allouée est vide - généralement à l'automne -, les mémoires s'empilent et les paiements restent bloqués.

"Depuis plusieurs années, les besoins en interprétariat et traduction ont explosé. Mais, derrière, il n'y a pas d'argent dans les caisses du ministère", estime Ilyès.

D'autant que, selon lui, ce sont les missions les plus longues - donc les plus chères - qui tardent à être payées. En d'autres termes, ce sont les missions qui rapportent le plus aux traducteurs-interprètres qui ne leur sont pas payées.

Mais en plus du retard, ces spécialistes linguistiques sont soumis à un délai pour déposer leurs "mémoires", s'ils veulent espérer être rémunérés. "On a un an pour transmettre la lettre de réquisition et celle de mission. Si on dépasse ce délai, nous ne sommes pas payés. Mais parfois, c'est l'administration qui tarde à nous transmettre l'attestation de mission", détaille Florence, qui a déjà perdu plusieurs milliers d'euros en raison de documents qui ne lui ont jamais été remis.

Certains jettent l'éponge

Et des difficultés en entraînent d'autres. Comme celle de louer un appartement ou de contracter un prêt: "D'abord, les banques voient bien que les paiements sont irréguliers. Ensuite, elles tiquent sur le terme 'collaborateur occasionnel'. Forcément, obtenir un prêt ou signer un bail, c'est très compliqué", explique Karim, qui aimerait acheter depuis plusieurs années. Résultat, ces dernières années, Karim, Ilyès et Florence ont vu certains de leurs confrères cumuler les boulots ou même quitter la profession.

"On n'a aucune considération, pourtant, on est l'un des rouages essentiels de la justice", déplore Florence.

Au ministère, on assure être "attentifs aux problèmes financiers que pourraient rencontrer ces collaborateurs du service public" et "à l'écoute des experts judiciaires qui pourraient se trouver en difficulté". D'ailleurs, la place Vendôme le reconnaît, en deux ans, les mémoires ont augmenté de 24% et les paiements à ce titre de 35%.

Mais la place Vendôme assure qu'elle veille "à contenir les délais de paiement à une moyenne nationale de deux mois". Sur les douze derniers mois, les SAR ont payé 204.000 mémoires pour un montant de 70 millions d'euros, dans un délai moyen de 62 jours.

"Il reste aujourd’hui un encours de 44.000 mémoires représentant 18 millions d'euros, dont 54 % sont déjà en cours de paiement", explique le ministère de la Justice.

* A la demande des interlocuteurs, les prénoms ont été changé.

Article original publié sur BFMTV.com