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Irrigation : l’Inde en quête d’une « révolution bleue »

L’Inde a connu ces derniers mois une vague de chaleur sans précédent, accompagnée de sécheresses. La problématique de l’eau est centrale dans cet État de 1,3 milliard d’habitants, où l’on cherche depuis longtemps des solutions pour pallier des manques en eau qui vont aller croissant : les derniers rapports du GIEC indiquent que 40 % de la population indienne fera face à des pénuries de cette ressource d’ici 2050.

Dès les années 1960, dans le sillage de la fameuse « révolution verte », le deuxième pays le plus peuplé de la planète a engagé une politique originale d’irrigation souterraine qu’il est aujourd’hui nécessaire de repenser.

Après les crises alimentaires des années 1950 et 1960, l’Inde a mené des programmes agricoles très volontariste de façon à atteindre l’autosuffisance alimentaire. Les gains de productivité acquis au moyen de la modernisation des techniques agricoles et de l’utilisation d’intrants (engrais, pesticides et irrigation) ont constitué le fer de lance d’une révolution verte qui a permis à l’agriculture indienne de répondre à une demande alimentaire en pleine explosion.

Cette extraordinaire adaptation a cependant un prix. Dans un pays où la disponibilité en eau est extrêmement variable dans l’espace et dans le temps, l’irrigation a constitué une des priorités des politiques d’aide aux agriculteurs.

L’eau souterraine, une ressource sûre

On a assisté en Inde à une explosion de l’irrigation par les eaux souterraines qui ont pris le pas sur les eaux de surface. L’Inde est désormais le plus grand consommateur d’eau souterraine avec une extraction de 250 milliards de mètres cube, soit davantage que la Chine et les États-Unis réunis.

À cela, plusieurs raisons. Cette irrigation est généralement plus productive que celle par les eaux de surface, parce que les eaux souterraines sont pompées près du lieu d’utilisation et les pertes dues au transport sont dès lors très faibles. L’eau souterraine constitue par ailleurs une ressource plus sûre, car elle est moins sensible aux aléas climatiques.

Enfin, les problèmes de concurrences entre utilisateurs de l’eau souterraine se posent de façon moins évidente et directe que pour les eaux issues des réseaux de canaux, car sous terre, l’eau est invisible et les relations entre forages méconnues.

Faciliter l’accès à cette ressource est donc devenu un outil de développement rural et de lutte contre la pauvreté.

Les politiques d’électrification des zones rurales et de soutien aux forages ont conduit à la multiplication des pompages pour l’irrigation des cultures. Résultat, une hyper-exploitation décentralisée de la ressource en eau souterraine qui la rend d’autant plus difficilement régulable.

Environ 360 millions de familles indiennes dépendent directement de leur pompe et de leur forage. On estime que l’agriculture contribue aujourd’hui à environ 20 % du PIB de l’Inde, l’irrigation par les eaux souterraines contribue à plus de 10 % du PIB du pays.

Une ressource en voie d’épuisement

Depuis une dizaine d’années, l’infiltration des eaux de pluie pendant la mousson ne suffit plus à reconstituer le stock d’eau des nappes aquifères constituées de roches perméables au sein desquelles l’eau souterraine circule. La surexploitation de cette ressource se traduit par une baisse chronique du niveau des nappes dans de nombreuses régions du sous-continent indien.

Les anciens puits ouverts sont secs, les sources tarissent, les rivières s’assèchent et les rares cours d’eau, pollués, s’infiltrent dans les nappes qu’ils polluent à leur tour. Les études détaillées, comme celles menées au Centre franco-indien de recherche sur les eaux souterraines à Hyderabad, montrent que la baisse du niveau des nappes est due à l’intensité des pompages et non à une mousson déficitaire.

Les canicules récentes augmentent aussi les besoins en eau des populations et des plantes, ce qui accroît encore les prélèvements dans les nappes souterraines, dans un contexte de changement climatique et de pression démographique grandissante.

Les simulations indiquent que les taux de prélèvements actuels ne peuvent perdurer et que les limites des réserves souterraines seront, à ce rythme, atteintes dans quelques années. Les réservoirs souterrains se vident inexorablement.

Les conséquences de la baisse du niveau des nappes sont non seulement environnementales mais également sociales et économiques. Elles posent des problèmes d’équité : de nombreux petits agriculteurs n’ont plus accès à l’eau car leur forage s’est asséché et ils n’ont pas les moyens d’en réaliser de plus profonds.

Il en va de même des pompes à main utilisées pour l’alimentation en eau potable de nombreux villages.

D’un point de vue énergétique, la demande en électricité, déjà difficilement satisfaite, s’accroît avec la profondeur de l’eau extraite. Les coupures d’électricité se multiplient.

Cette crise de l’eau souterraine s’accompagne d’une crise énergétique résultant des politiques d’aides aux agriculteurs et de l’augmentation de la demande en électricité pour pomper plus d’eau et pour alimenter la climatisation dans les villes.

Dans plusieurs États, l’électricité est gratuite pour les agriculteurs. Le plus souvent, les pompes sont activées en permanence. Les compagnies d’électricité sont, sinon exsangues, extrêmement fragilisées par un secteur qui consomme un quart de l’électricité produite et coûte aux compagnies d’électricité plus de 5 milliards de dollars par an (voir ici et ici).

Une gestion de l’offre et de la demande

La crise des eaux souterraines résulte de la nature facilement accessible de la ressource. Auparavant, les programmes d’irrigation de surface ou d’approvisionnement en eau potable associaient les autorités gouvernementales qui participaient à leur conception, à leur financement et à leur mise en œuvre.

En outre, l’exploitation des eaux de surface nécessitait la réalisation d’aménagements concentrés captant un cours d’eau ou un lac bien définis avec des répercussions évidentes sur les utilisateurs à l’aval. Des règles de partage, d’organisation et d’entretien en ont logiquement découlé au fil des années.

Actuellement, l’exploitation des eaux souterraines est menée individuellement par des agriculteurs qui ont décidé de forer des puits et de les équiper avec des pompes ; cette exploitation est beaucoup moins structurée et s’organise généralement en dehors de toute gestion institutionnalisée.

On a longtemps pensé que répondre à la demande passait nécessairement par l’accroissement de l’offre, donc par des transferts massifs dès lors que les ressources locales se trouvaient surexploitées. Il s’agissait, en bref, d’aller chercher l’eau où elle était et de l’acheminer vers les zones insuffisamment pourvues.

Mais ces grands projets ont par le passé montré les multiples coûts économiques, écologiques et humains qu’ils engendraient.

Ils apparaissent comme des actes de promotions majeures lors de campagnes électorales mais se traduisent surtout comme des actions désespérées et « court-termistes » face à la crise de l’eau, comme le projet Kaleshwaram.

Ce projet pharaonique, lancé dans l’État du Télengana (centre) doit être achevé en 2026 et constituera l’un des plus grands projets d’irrigation au monde. Il s’agit de prélever de l’eau dans la rivière Godavari par pompage, sur plus de 300 km, afin d’alimenter plus de 20 barrages. Ceux-ci irrigueront le centre de l’État et approvisionneront la ville d’Hyderabad en eau potable. Cette infrastructure gigantesque a nécessité la délocalisation de milliers de personnes, pour un coût total estimé à 12 milliards d’euros.

Ce projet est problématique, d’une part parce que le coût énergétique est énorme et d’autre part parcequ’il pose le problème du maintien du débit de la rivière en aval pour l’État de l’Andhra Pradesh voisin. Il a été farouchement défendu par Kalvakuntla Chandrashekhar Rao, chef du gouvernement du Télangana.

Repenser la politique de l’eau

Une autre façon d’accroître l’offre consiste, pour les eaux souterraines, à augmenter la recharge naturelle des nappes au moyen de dispositifs de recharge artificielle. Reposant sur l’idée simple de retenir l’eau de pluie durant la mousson pour l’utiliser en période sèche, ces techniques a priori pleines de bon sens n’en montrent pas moins des rapports coût-efficacité très élevés et une efficacité très localisée.

Ainsi, la plupart des retenues d’eau présentes en Inde, destinées à recharger les nappes aquifères, nécessitent des travaux d’entretien réguliers pour maintenir leur efficacité et éviter qu’elles deviennent des bassins d’évaporation sous le soleil généreux du Sud du pays.

Dès lors, ne faudrait-il pas repenser la politique de l’eau en termes de limitation de la demande plutôt que d’augmentation de l’offre ?

Une solution plus globale pourrait aussi consister en un changement de politique agricole : produire du riz ou des cultures consommatrices en eau uniquement dans les régions du pays où l’eau est disponible.

Actuellement cette céréale est parfois cultivée de manière intensive dans des zones au départ peu dotées en eau, par exemple dans des États du sud de l’Inde, comme le Tamil Nadu et l’Andhra Pradesh.

Des exportations qui questionnent

Si l’on observe les échanges globaux, l’Inde constitue le troisième plus gros exportateur mondial d’eau virtuelle, cette eau nécessaire à la production des biens d’exportation (par exemple, il faut 5 000 litres d’eau pour produire 1 kg de riz).

Cette politique économique d’exportation de grains produits à grands renforts d’eau souterraine questionne. Dans le contexte actuel, est-il envisageable que l’Inde continue à exporter ses excédents en subventionnant le prix du riz à l’exportation à cause de cours mondiaux trop bas ?

Le secteur agricole est au bord de l’implosion. La crise s’est accentuée en 2019, juste avant le début de la pandémie, avec un amendement du gouvernement nationaliste hindou pour réorganiser l’établissement des prix des productions agricoles basé sur une extra-libéralisation.

Cet amendement devait notamment permettre aux agriculteurs de vendre leurs récoltes en dehors des marchés réglementés par l’État, aux acheteurs de leur choix. La majorité des petits paysans craignent de se retrouver à la merci des grands exploitants agricoles. Leurs craintes sont amplifiées par le fait que ces lois peuvent ne plus garantir les prix minimums fixés par l’État pour certaines denrées (le riz, le blé).

Ces nouvelles réformes, favorisant les grands producteurs plutôt que les exploitations familiales ou vivrières, ont généré les plus grandes manifestations de l’histoire, forçant le gouvernement à faire machine arrière.

C’est pourquoi les mesures indirectes destinées à réguler la demande d’eau souterraine doivent faire l’objet d’une grande prudence tant d’un point de vue de leurs répercussions économiques et sociales que de leurs répercussions environnementales.

Le Professeur Swaminathan, père de la révolution verte, reconnaît dans ses prises de position qu’une révolution verte durable est maintenant nécessaire, prenant en compte les contraintes de l’environnement, des ressources naturelles et de la santé. Après sa révolution verte, l’Inde réussira-t-elle le difficile pari de la révolution bleue ?

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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Jean-Christophe Maréchal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.