INFO BFMTV. #MeToo hôpital: l'"effrayant" nombre de victimes de violences sexuelles et sexistes chez les infirmières
Mars 2024. Laurence, une infirmière libérale de l'Yonne, mène comme à son habitude sa tournée chez ses patients. L'un de ses arrêts: le domicile d'un patient suivi depuis plusieurs années, à qui elle doit administrer des injections d'insuline. Pourtant, malgré des années de suivi et "une grande confiance" mutuelle, la soignante sexagénaire s'est retrouvée prise au piège par un agresseur. Face à elle, un homme "baraqué" grand d'1m90, contrastant avec ses 1m52.
"Un soir, je suis rentrée dans son studio, il a fermé la porte à clé. Je me suis dirigée vers le matériel pour faire l'injection d'insuline. Il a commencé à me dire 'regarde mon sexe, touche mon sexe', et là il m'a attrapé le bras", se souvient l'infirmière confrontée à un patient d'une grande précarité souffrant de troubles psychiatriques, toxicomane et alcoolique.
Ce soir-là, Laurence a "vu sa vie s'arrêter", prise au piège et "seule au monde". "J'ai été terrifiée. J'ai vu son sexe déballé, d'un coup, j'ai cru que ma vie s'arrêtait, que j'allais y passer. J'ai tout lâché, je suis allée vers la porte. Ma chance était que la clé était toujours sur la porte".
Laurence n'est pas seule. Comme elle, des milliers d'infirmières et infirmiers victimes de violences sexuelles et sexistes exercent chaque jour en France. Dans un rapport que BFMTV.com a pu consulter en détail, l'Ordre national des infirmiers s'inquiète de la "prévalence effrayante des violences sexistes et sexuelles contre les infirmières". Selon leur consultation menée auprès de 22.000 professionnels, 49% de ces soignants ont été victimes de ces mots, gestes, ou agressions, dans l'exercice de leurs fonctions.
"Plus de 22.000 infirmières ou infirmiers ont répondu, la proportion des réponses correspond à l'équilibre de notre démographie, puisque ce sont 88% de femmes et 12% d'hommes", indique Sylvaine Mazière-Tauran, la présidente du Conseil national de l'Ordre des infirmiers.
"Tous les milieux de la profession sont touchés"
Preuve que ce phénomène n'épargne personne, la présidente a, elle aussi, connu ces violences. Infirmière en milieu hospitalier pendant de nombreuses années, elle "ne fait pas exception à la règle".
"Parmi toutes mes consœurs, chacune a eu à un moment de sa vie une période où elle a subi de ce genre de remarque sexistes, voire d'attitudes déplacées", témoigne Sylvaine Mazière-Tauran.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. 39% ont fait l'objet de "réflexions inappropriées ou dégradantes du fait de leur genre", 21% ont subi "des outrages sexistes". Et, dans ces cas plus rares, mais aussi plus sévères, des agressions sexuelles (4%) ou des viols (0,13%) dans le cadre professionnel.
"Tous les milieux de la profession sont touchés: établissements hospitaliers publics ou privés, professionnels libéraux, santé au travail, santé scolaire, etc", relève Sylvaine Mazière-Tauran, qui note un taux de réponse satisfaisant dans l'ensemble des départements français, y compris en Outre-mer.
Autre point d'inquiétude pour l'Ordre: le début des violences avant même l'entrée dans la vie active. "Près d'une infirmière ou d'un infirmier sur quatre déclare avoir été victime de violences sexistes ou sexuelles dès sa formation initiale", peut-on lire dans ce rapport.
Un résultat cohérent avec une enquête menée par la Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières, ayant estimé qu'un étudiant sur six avait été victime d'agression sexuelle pendant sa formation (baromètre 2022).
Dans un contexte scolaire, mêlant études et pratique au sein des établissements de santé, les difficultés se cumulent. "La posture d'étudiant rend très difficile de dénoncer des situations dont il est déjà très difficile de parler", soupire Ilona Denis, la présidente de la fédération. Les étudiantes ont "peur des conséquences", notamment pour la validation de leurs stages, ou de leur cursus lorsqu'il s'agit d'un formateur.
Cet étau, Lucie l'a vécu. L'étudiante raconte les gestes et mots déplacés répétés de son tuteur. "Il arrivait derrière moi, il me mettait les mains sur les hanches", se souvient-elle. "(Ces gestes) avaient l'air totalement normaux" aux yeux de l'encadrant. "Il est arrivé derrière moi, il m'a mis directement les mains sur les hanches, qui descendaient sur mes fesses. Là je me suis dit, 'non, c'est trop'. Je me suis retournée et je lui ai demandé d'arrêter. Ce qui m'a le plus énervé, c'est qu'il y avait une autre soignante à côté. Et ça ne l'a pas du tout dérangé". Après avoir rassemblé le courage nécessaire pour prendre la parole, l'étudiante venant à son stage avec "la boule au ventre" raconte que son témoignage a été reçu par de l'indifférence. "On ne nous écoute pas", regrette la victime.
Dépôt de plainte facilité, droit de retrait...
Patients, collègues, supérieurs... Il n'existe pas un profil type de l'agresseur, rendant vulnérables les soignants dans une multitude de contextes. À cela s'ajoutent des difficultés particulières, comme pour les infirmières libérales, soumises à une "permanence des soins", ne pouvant pas interrompre son exercice sans conditions.
"Lorsqu'ils sont victimes de ces violences, les infirmiers sont contraints à poursuivre leurs soins, il faut obtenir notamment dans le cadre du code de déontologie que l'infirmier libéral puisse avoir un droit de retrait lorsqu'il est victime de ce type de violences qui sont inacceptables", requiert la présidente.
Cette proposition, ainsi que le dépôt de plainte directement au sein des établissements de santé, font partie des propositions déposées ce mercredi 11 décembre sur le bureau du ministère de la Santé.
La plainte facilitée pourrait simplifier cette étape parfois douloureuse pour les victimes, comme en témoigne Laurence, l'infirmière de l'Yonne. "Le gendarme n'a pas été désagréable, mais il relevait la plainte comme il l'aurait fait pour un chien errant dans la rue. J'exagère peut-être, mais je n'ai pas senti de bienveillance, d'écoute", se souvient celle qui a eu le sentiment "d'être coupable et pas victime" devant les forces de l'ordre. À ce stade, sa plainte n'a, selon elle, pas avancé.
#MeToo: un hôpital malade?
C'est bien la vague #MeToo et sa déclinaison dans le monde de la santé qui a mené à cette enquête. L'Ordre, qui souligne aujourd'hui des "inquiétudes légitimes", s'était saisi de la question après les témoignages émergeant d'abord d'autres soignants, les médecins.
Le 10 avril, c'est Karine Lacombe, cheffe de service hospitalier des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, qui avait accusé le médiatique urgentiste Patrick Pelloux de "harcèlement sexuel et moral". S'en étaient suivis un enchaînement de prises de parole, allant même jusqu'à l'ancienne ministre Agnès Buzyn, qui confiait par exemple avoir été renvoyée à un simple "fantasme sexuel" alors qu'elle était médecin.
L'ampleur du phénomène est désormais connue. Il y a à peine quelques jours, c'est une consultation de l'Ordre des médecins qui a mis en exergue ce fléau. Selon cette enquête, 29% des médecins actifs déclarent avoir été victimes, "en majorité lors de leur parcours étudiant, mais avec une prépondérance très forte de femmes victimes".
Médecins, infirmiers, étudiants... Ces violences sont-elles un poison qui s'est immiscé dans toutes les professions de santé? Les enquêtes pointent toutes dans une même direction: oui, l'hôpital est malade.
"Il y a probablement un contexte spécifique au milieu de la santé", reconnaît Sylvaine Mazière-Tauran. Parmi les problématiques pointées du doigt: les horaires de travail, la question des locaux professionnels forçant la promiscuité et surtout une "culture carabine". Ou l'habitude de certains soignants d'aborder publiquement les questions sexuelles et intimes avec instance, de manière crue, et en s'imposant aux autres.
"C'était une tradition et comme toutes les traditions, elles peuvent être changées. Et je crois qu'il est temps de tourner la page. Il y a une vraie volonté des jeunes professionnels d'évoluer sur ces sujets", espère la présidente.