"Illmatic" a 30 ans: pourquoi l'album de Nas est l'un des plus importants de l'histoire du hip-hop

Le 19 avril 1994, le rappeur américain Nas dévoilait son premier album Illmatic, un disque qui, par la profondeur de ses textes, la qualité de son storytelling et la richesse de ses productions, a marqué un tournant décisif dans le paysage musical aux États-Unis.

Près de 30 ans plus tard, cet album continue d'influencer les artistes du monde entier. Pour célébrer ce succès, Nas a entamé, depuis le 22 octobre, une tournée anniversaire en Europe et au Royaume-Uni, avec une étape au Zénith de Paris ce jeudi 7 novembre. Une occasion de revenir sur la genèse et l'impact de l'un des albums les plus emblématiques de l'histoire du hip-hop.

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A post shared by Viktorija Burakauskas (@toribur) on Jan 21, 2020 at 8:43am PST

Renouveau de la scène hip-hop

À la fin des années 80, le quartier de Queensbridge, l'un des berceaux du hip-hop new-yorkais d'où est originaire Nas, est en pleine ébullition, porté par des rappeurs tels que Big Daddy Kane ou Roxane Shanté.

Mais au début des années 1990, cette scène commence peu à peu à perdre de son importance, concurrencée par l’émergence de nouveaux artistes - N.W.A ou Dr. Dre - et de nouvelles sonorités en provenance de la côte ouest des États-Unis.

C’est dans ce contexte que Nasir Jones, alias Nas, fait ses premiers pas dans le hip-hop à seulement 15 ans. Repéré par le producteur américain Large Professor, il est invité en 1991 à poser un couplet sur le morceau Live At The Barbeque, de son groupe Main Source.

La détermination de celui qui se revendique comme un "verbal assassin" et la technicité de son flow sur ce titre lui valent rapidement le statut de jeune prodige de la scène rap de Queensbridge, et l’ensemble du milieu attend impatiemment la sortie de son premier projet.

"Il s'inscrit dans la lignée de Kool G Rap, de Rakim et de Big Daddy Kane et incarne leur renouveau, comme un prolongement qui permet à New York de continuer à exister face à l'émergence de l'ouest et du sud", indique auprès de BFMTV.com. Nicolas Rogès, journaliste et écrivain spécialisé rap.

Récit poétique et réaliste

Attendu au tournant, Nas commence à écrire et enregistrer son premier album à 17 ans. Un projet qui aboutira deux ans plus tard avec la sortie d’Illmatic en 1994, sous le label Columbia.

À l'époque où le gangsta rap "bling-bling" gagne en popularité, le rappeur fait un pas de côté avec cet album et dépeint avec honnêteté et réalisme le quotidien de son quartier de Queensbridge, marqué par la criminalité, la violence et la pauvreté.

Dans le documentaire, Nas: Time is Illmatic, sorti en 2014, Nas explique qu'il voulait offrir à ses auditeurs un aperçu de "ce à quoi ressemblaient les rues, leur son, leur goût, leur odeur".

Avec cet album, Nas introduit ainsi un style de narration inédit pour l'époque à la fois dans le fond, avec un storytelling brut, ponctué de punchlines percutantes, mais également dans la forme, avec des schémas de rimes complexes et une plume mature et poétique, à seulement 20 ans.

"Nas est un observateur, un homme qui décrit ce qu'il voit en bas de chez lui, à Queensbridge, depuis sa 'Project Window' (nom d'une de ses futures chansons). Il multiplie les métaphores, les références à la rue, à ceux qui y restent enfermés, mais aussi à ceux qui sont derrière les barreaux", analyse Nicolas Rogès.

"C'est brut, sans artifice, c'est tragique sans être larmoyant, c'est l'album d'un homme qui a perdu un de ses meilleurs amis dans une fusillade (Ill Will) et qui se demande si la violence finira par le quitter", poursuit le spécialiste.

Salué par la critique à sa sortie, Illmatic, porté par le morceau désormais culte N.Y. State of Mind, permet à Nas de s’imposer comme l’un des plus grands poètes urbains de son époque - il se proclame lui-même "king of poetry" - et de redéfinir les codes du hip-hop pour redorer le blason de la scène rap de la côte est.

Redéfinition des standards du rap

À une époque où les albums étaient souvent produits par un ou deux producteurs, Nas innove également avec Illmatic en s'entourant de certains des plus grands noms du milieu: Pete Rock, DJ Premier, Q-Tip, Large Professor et L.E.S. Et le niveau est tel qu'une véritable compétition s'installe entre ces producteurs, chacun cherchant à se surpasser pour offrir au jeune Nas le meilleur de leur art.

"C'est fou de regarder la liste des producteurs qui apparaissent sur l'album: certains des plus grands noms de l'histoire, avec une carrière déjà bien établie, se réunissent sur l'album d'un jeune rappeur qui n'avait jamais sorti de disque et qui livrent certaines de leurs meilleures productions", note Nicolas Rogès.

L'originalité et la singularité d'Illmatic résident ainsi dans ce mélange d'influences musicales, alliant à la fois des samples de soul et de jazz avec des rythmiques boom-bap emblématiques du rap new-yorkais. Un cocktail musical riche qui a inspiré de nombreuses générations de beatmakers après la sortie de l'album.

Illmatic a également redéfini les standards du rap en 1994 grâce son format. Avec seulement 10 morceaux pour 39 minutes d'écoute, Nas prouve avec ce disque que la qualité et la cohérence peuvent primer sur la quantité. Un modèle efficace qui va influencer de nombreux rappeurs à revoir leur approche en termes de construction et structure d'albums.

Un impact culturel durable

30 ans après sa sortie, Illmatic a laissé une empreinte culturelle indélébile sur la scène hip-hop, inspirant toute une génération d'artistes à l'instar de Jay-Z, Ghostface Killah, J. Cole, Mobb Deep, Common, le Wu-Tang Clan ou Kendrick Lamar, qui ont tous reconnu l'influence que cet album a exercée sur leur musique.

"Quand j'écoutais Nas à l'époque, je me disais: 'Oh merde ! Il a tué ça. Ça m'a forcé à améliorer ma plume... Tout l'album Illmatic vous force à donner le meilleur de vous-même, c'était une source d'inspiration", confiait Ghostface Killah en 2015 au site HipHopDX.

"'Illmatic', c'est la quintessence du rap new-yorkais et la naissance d'un, si ce n'est le, plus grand rappeur de l'histoire. Mais la malédiction est que Nas est à un tel niveau de maîtrise et d'écriture sur cet album, qu'il sera, sur la suite de sa carrière, systématiquement ramené à 'Illmatic' et ses albums suivants pâtiront de la comparaison", nuance toutefois Nicolas Rogès.

Malgré tout, l'influence de ce disque se fait encore sentir aujourd'hui: les paroles de Nas sont désormais analysées dans le cadre d'études de littérature à l'université tandis que Illmatic figure parmi les quatre albums hip-hop conservés à la bibliothèque de Harvard.

Et le premier album de Nas sera à nouveau mis à l'honneur ce jeudi 7 novembre lors d'un concert événement du rappeur au Zénith de Paris, preuve que son impact sur la scène musicale et auprès des fans de hip-hop demeure intact.

Article original publié sur BFMTV.com