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Fumier, insultes: cette opposante au Kremlin est victime d'intimidations pour avoir "osé parler de guerre"

La jeune militante Darya Kheikinen devant les affiches de menace qu'elle a reçue (à gauche) et le pas de sa porte souillé (à droite). - Darya Kheikinen - Instagram
La jeune militante Darya Kheikinen devant les affiches de menace qu'elle a reçue (à gauche) et le pas de sa porte souillé (à droite). - Darya Kheikinen - Instagram

"J'essaie juste d'appeler les choses par leur nom". En Russie, gare à ceux qui oseraient employer le mot "guerre" pour qualifier ce qui se passe en Ukraine. Ces dernières semaines, plusieurs journalistes et militants qui ont pris position contre la politique de Vladimir Poutine ont été victimes de tentatives d'intimidations, et ce jusque devant chez eux.

C'est le cas de la jeune Darya Kheikinen, une militante âgée de 18 ans, opposée au Kremlin et très active sur les réseaux sociaux. Début mars, la jeune fille n'hésite pas à parler publiquement de l'offensive russe sur Internet. Dans sa vidéo, elle appelle à "la fin de la guerre". Un comportement qui n'est pas du goût des autorités locales.

Quelques jours plus tard, la jeune militante raconte qu'elle et son petit ami sont arrêtés par la police à Saint-Pétersbourg. Les autorités les gardent deux jours en détention puis les relâchent. Mais depuis, elle dit avoir été victime de tentatives d'intimidation: des insultes et des menaces ont été peintes sur la porte de son appartement, et le pas de sa porte a été souillé par du fumier à deux reprises.

"Cette guerre terrible doit cesser"

Depuis le début du conflit, le Kremlin prétend mener une "opération militaire spéciale" en Ukraine et les discours dissonants n'ont pas leur place dans le pays. Blocage des réseaux sociaux, censure des médias indépendants et interdiction de diffuser des informations jugées "mensongères" à ce sujet, sous peine d'être condamné à 15 ans de prison.

"Je savais ce que je faisais", assure à BFMTV.com Darya Kheikinen dans un anglais parfois hésitant, alors qu'elle évoque ses vidéos engagées sur les réseaux sociaux. "En Russie, les gens ne disent pas que ce qui se passe en Ukraine est 'une guerre'. Mais moi, j'ai osé parler de 'guerre' le 4 mars. J'essaie d'appeler les choses par leur nom, par ce qu'elles sont. Cette guerre est terrible, elle doit cesser."

Depuis 2021, Darya Kheikinen est une militante politique relativement influente, notamment sur Tiktok, où elle est suivie par plus de 140.000 abonnés. Elle est à la tête d'un mouvement d'opposition socio-politique (le mouvement Mayak), né à Saint-Pétersbourg, qui veut s'attaquer à la corruption, la répression, la censure et aux assassinats politiques sous le régime de Poutine.

"Ramzan Kadyrov te passe le bonjour"

À notre micro, elle raconte avoir été arrêtée chez elle avec son petit ami le 5 mars, au lendemain de la publication de sa vidéo sur Tiktok. "Des policiers sont venus chez moi et m'ont arrêtée pour 'provocation' et 'information mensongères'. Des choses que, bien sûr, je ne fais absolument pas. (...) Mais beaucoup d'activistes ont été arrêtés pour ces raisons-là..." Ce jour-là, les policiers leur confisquent téléphones et ordinateurs, puis les placent en détention pendant deux jours avant de les relâcher sans même une amende.

"Ils ont essayé de me faire peur", raconte la jeune femme. "Quand ils nous ont arrêté, un des policiers m'a dit 'Ramzan Kadyrov (le dirigeant autoritaire de la République tchétchène, proche de Vladimir Poutine) te passe le bonjour'. Mais je pense que ce qui les intéressait surtout, c'était d'avoir nos moyens de communication pour ne pas qu'on diffuse certaines informations, car une manifestation était prévue le lendemain dans la ville (le 6 mars)".

Pour pouvoir continuer de commmuniquer, le couple a dû racheter téléphones et ordinateurs et s'équiper d'un VPN pour pouvoir continuer à s'informer et avoir accès à "des sources d'information indépendantes" ou même aux réseaux sociaux. Mais dans la matinée du 25 mars, c'est la douche froide: quelqu'un frappe à leur porte pour les prévenir que la devanture de leur appartement a été vandalisée. "Quand j'ai ouvert, j'ai découvert que 'traître' était peint en grosses lettres rouges sur ma porte, il y avait aussi des feuilles sur lesquelles était écrit 'une traître à la patrie vit ici', 'le nazisme n'est pas pardonnable'. Et puis il y avait du fumier sur mon tapis".

D'autres journalistes et militants victimes

"Je me suis dit 'mais qu'est-ce que c'est que ça?', mais je n'ai pas été choquée", confie Darya Kheikinen. "Ça ressemble étrangement à ce qu'ont vécu d'autres activistes. La veille, le journaliste Alexei Venediktov, juif, "a retrouvé une tête de porc coupée devant chez lui", avec une inscription antisémite. The Times of Israel rapporte que quelques semaines auparavant, le rédacteur en chef de la radio L'Écho de Moscou avait été condamné à une amende pour avoir parlé ukrainien lors d'une émission de radio: un geste qui avait été perçu comme un témoignage de solidarité à l'égard de l'Ukraine.

"Non, je n'ai pas peur", nous répète malgré tout la jeune fille, qui a publié sur ses réseaux sociaux des photos d'elles en train de faire un doigt d'honneur devant les injures qu'elle a reçues. "Vous pensez VRAIMENT que vous pouvez me faire peur?", écrit-elle encore dans sa publication. À notre micro, elle reconnaît toutefois faire "un peu plus" attention lorsqu'elle est amenée à sortir.

"Des méthodes d'intimidation classiques depuis 2012"

À ce jour, la jeune femme ignore qui est à l'origine de ces menaces. "Ce qui est sûr, c'est que peu de gens connaissent mon adresse... juste mes parents et la police", lance-t-elle. "Ce qui est bizarre, c'est que la seconde fois, les insultes étaient plus personnelles: 'nous savons ce que tu as fait, Finlandaise (parce que mon nom a une consonnance finlandaise'".

"On peut difficilement affirmer avec certitude que le régime est à l'origine de ces tentatives d'intimidation", analyse Lukas Aubin, chercheur associé à l'IRIS, interrogé par BFMTV.com. "En revanche, il est clair que ces actes sont politiquement motivés et on sait que ce sont des méthodes d'intimidation assez classiques sous le régime de Poutine depuis 2012".

Quant à la détention dont a été victime la jeune fille, Lukas Aubin rappelle que les "enfermements de ce type ne sont pas nouveaux en Russie. Ils sont devenus plus systématiques depuis le début de la guerre, surtout depuis le vote de la nouvelle loi interdisant d'évoquer le conflit en disant autre chose 'qu'opération militiare spéciale'. Ils sont destinés à dissuader les opposants politiques de poursuivre leurs actions".

Article original publié sur BFMTV.com