A la frontière entre le Bélarus et la Pologne, le mur de la discorde
Aux confins de la forêt polonaise de Białowieża, un mur sépare depuis deux ans le Bélarus de la Pologne. Un rempart contre l’afflux de milliers migrants, dont Minsk est accusée d’orchestrer le passage en force vers l’Union européenne. La région alentour, jadis un haut lieu du tourisme polonais, est aussi devenue le théâtre de nombreux drames. Un sujet qui polarise plus que jamais l’opinion polonaise.
Dans la région frontalière de Podlasie, à l’est du pays, les incidents entre migrants et forces de sécurité se sont multipliés récemment.
En juin dernier, la mort d’un jeune soldat, poignardé à la frontière, avait suscité l’indignation publique, et l’adoption cet été d’une loi facilitant l’usage des armes à feu par les militaires et la police.
Des groupes de civils multiplient les initiatives, pour, disent-ils, défendre la frontière. Ces hommes, venus de Varsovie, ont appelé la population à manifester son soutien aux forces de sécurité, devant le mur.
"Nous défendons les valeurs de la Pologne"
"Nous nous soucions de la sécurité de notre pays", assure Dariusz Sierhej, membre du groupe "Nous défendons la frontière polonaise", "avant tout nos familles, les valeurs de la Pologne, notre religion. "C'est pourquoi nous patrouillons aussi le long de la frontière ici, pour stopper cette vague d'immigration clandestine".
Et on ne veut pas que des situations telles qu’on les voit en Europe se produisent ici, comme des meurtres, des viols de nos femmes".
"Et s’ils continuent à venir ainsi, malheureusement, leur culture et leurs croyances, menacent notre foi. Et nous voulons défendre notre foi, car elle est très importante pour nous".
"La culture polonaise et nos valeurs polonaises, qui imprègnent nos vies", ajoute Sebastian, un autre membre du groupe.
"Nous voulions également montrer le patriotisme des citoyens polonais", indique Marcin, à leurs côtés. "Nous avons voulu transmettre cela au public, lui rappeler quelles sont nos valeurs. Et nous continuerons à organiser de telles réunions".
"Ce type de soutien est nécessaire, car même l’armée se sent plus en sécurité", soutient Dariusz Sierhej. "De savoir qu’il y a des gens qui comme nous, patrouillent. Ce qui fait que de l'autre côté du mur, ils entendent parler de nous, ils voient ce qui se passe. Du coup, soit ils ne viennent pas dans les endroits où nous venons souvent, soit ils renoncent complètement à traverser".
Une frontière ultra-sécurisée
Dans la région, les contrôles sont constants. Une zone tampon interdite d’accès a été réintroduite en juin dernier. La frontière est d’autant plus sécurisée que Varsovie craint d’éventuelles incursions russes.
Le soutien de groupes civils ou paramilitaires n’est pas nécessaire souligne Katarzyna Zdanowicz, porte-parole des gardes-frontières de la région. "Les gardes-frontières, l’armée et la police polonaises protègent actuellement les frontières, et aucune aide de ce genre de groupes n’est nécessaire ici. Les gardes-frontières n’ont eu aucun contact avec ces personnes".
Selon la porte-parole, le nombre de tentatives de passages clandestins a chuté de 70%, depuis la mise en place de la zone tampon en juin. Mais les gardes-frontières restent sur le qui-vive.
"Les menaces résultant de ces passages illégaux de la frontière sont imprévisibles", poursuit Katarzyna Zdanowicz. "En effet, les parties biélorusse et russe organisent cette migration illégale. Les étrangers reçoivent des visas légaux pour la Russie, ils atterrissent en Russie et sont transportés de Russie vers le Bélarus. Et c’est ainsi que les gens traversent illégalement la frontière. Du côté polonais, des chauffeurs les attendent, qui sont censés les récupérer et les emmener plus loin vers l'Europe occidentale".
La surenchère sécuritaire inquiète les organisations humanitaires qui tentent de porter secours aux migrants qui parviennent à franchir le mur.
Les organisations humanitaires en alerte
Nous rencontrons l’un des groupes qui se relaient dans des bases, à l’emplacement tenu secret, pour répondre aux appels de détresse. Des interventions parfois risquées.
"On voit des alliances entre les gardes-frontières ou toute formation en uniforme, et des patriotes ou des nationalistes", explique Ula Wolfram, présidente du Service de secours humanitaire bénévole de Podlasie, "ce qui rend impossible pour nous d’accéder librement aux groupes veulent rester en Pologne, qui demandent l'asile en Pologne. Malgré tout, ces gens sont plutôt expulsés vers le Bélarus, ce qui peut tout simplement constituer pour eux un danger mortel. En dehors de notre peur, notre inquiétude pour les migrants, nous avons aussi peur pour nous-mêmes. Parce que nous ne savons pas comment les nationalistes peuvent se comporter avec nous".
Lorsqu'un appel retentit, pour appeler à l'aide, les activistes se préparent à intervenir.
"Il y a un risque de refoulement", explique Ula Wolfram. "Certaines personnes subissent de nombreux refoulements de ce type. Ce ping-pong de part et d’autre de la frontière peut tout simplement être sans fin. Rien n’arrêtera les gens, ni un si grand nombre de soldats, un tel déploiement de forces, ni la construction ou le renforcement de murs.
Malgré tout, les gens qui fuient les horreurs de leur propre pays, les conflits armés, persécutions ou autres, auront toujours l’envie et la volonté de franchir cette frontière".
Dans les villages situés dans la zone interdite qui s'étend sur 200 mètres de large à partir de la frontière, le mur rassure pourtant.
“On est assis sur ce banc comme on le faisait avant", résume Oleg, un habitant du village déserté d'Opaka Duza. "Les gardes-frontière nous protègent."
Dans la ville voisine de Białowieża, qui dépend essentiellement du tourisme, beaucoup jugent excessives les mesures de protection en vigueur.
La forte présence militaire et les nombreux contrôles sont dissuasifs pour les visiteurs, qui ont déserté la région cet été, selon les commerçants.
Slavek est l’un des rares à accepter de s’exprimer ouvertement devant notre caméra.
L'opportunisme politique propagateur de peur ?
"Je pense qu’on peut estimer qu’il n’y a que 30 pour cent des touristes qui viennent normalement à Białowieża", indique Slawek Dron, propriétaire du restaurant Fanaberia. "Cela représente une baisse de 70 %. C'est un désastre pour nous !".
Ce restaurateur compte plusieurs demandeurs d’asile parmi ses employés.
"Ici, personne ne ressent vraiment d’anxiété, ni aucune menace", relate-t-il. "Personne n’a peur de quoi que ce soit. Parce que quand les immigrants traversent, ils ne viennent pas ici en ville, mais vont quelque part dans la forêt, pour que personne ne les remarque. J'entends surtout dire à la télévision, à la radio ou chez les politiciens dire que nous devrions avoir peur. Une réalité parallèle se crée, qui n’a rien à voir avec la situation réelle.
Et ce qui importe aux politiciens, c’est d’avoir plus d’électeurs, car les gens se rassemblent toujours autour du gouvernement lorsqu’ils ont peur".
En quittant la ville de Białowieża, nous recevons un appel des activistes : ils ont reçu un nouveau message de détresse d’un groupe en difficulté dans la forêt. Il est cette fois possible de les accompagner. Nous les trouvons auprès de trois hommes et d’une femme, épuisés. Ils ont franchi le mur après plusieurs tentatives, et des semaines d’errance dans la forêt.
"On nous refoule, on nous bastonne, et on essaie encore"
Alors que les activistes distribuent des vêtements chauds et de la nourriture au groupe affamé, un homme nous montre sa veste lacérée par les chiens des soldats biélorusses. A chaque refoulement par les gardes-frontières polonais, les hommes nous racontent avoir été battus et repoussés de nouveau vers la Pologne par les Biélorusses, après avoir été repoussés plus. "On nous bastonne et on nous renvoie, et nous, on réessaie encore.", lance l'un des compagnons d'infortune. "On n’avait plus d’eau, plus de nourriture. Le soir, on dormait dans la forêt près des marécages. Il faisait tellement froid".
Originaires du Cameroun, tous disent avoir fui leur pays pour échapper aux persécutions politiques dont ils faisaient l’objet là-bas.
"La police au Cameroun a tué mon mari", confie la femme, la voix tremblante, avant d'ajouter, en larmes, "Ils m’ont kidnappée... Ils m’ont violée."
Tous signent sur place des demandes de protection internationale en Pologne, remises aux gardes-frontières arrivés entretemps.
"S’il n’y a pas de volonté d’accepter ces demandes de protection internationale, ils seront ensuite malheureusement repoussés jusqu'à la frontière et expulsés vers le Bélarus", déplore Ula Wolfram. "J'espère qu'un tel scénario ne se produira pas. Et que le chef de l’Office des étrangers décidera de leur accorder une protection internationale".