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France: Voltaire à l'épreuve du communautarisme religieux à l'école

FRANCE: VOLTAIRE À L'ÉPREUVE DU COMMUNAUTARISME RELIGIEUX À L'ÉCOLE

par Caroline Pailliez

PARIS (Reuters) - Encore sous le choc de la mort de Samuel Paty, professeur d'histoire-géographie assassiné quelques jours après avoir montré des caricatures de Mahomet en classe, des enseignants dénoncent la montée du communautarisme religieux à l'école, qui remet en cause les valeurs de la République et les place sous pression.

Delphine Girard, professeure de français ayant enseigné pendant huit ans dans des quartiers difficiles du Val-de-Marne, a clairement vu un changement dans le discours de ses élèves dans les six à sept dernières années. Ils sont devenus plus contestataires, moins ouverts au débat.

"Les réactions sont de plus en plus vives et de plus en plus politiques, comme si les élèves étaient vraiment les vecteurs d'une pensée, d'un discours construit, politique, venant de gens cherchant à promouvoir un communautarisme religieux toujours plus fort", dit-elle.

Les thèmes des sujets dits sensibles se sont étendus "comme une tâche d'huile", selon cette professeure. Il est devenu difficile d'étudier Voltaire et de questionner la religion, de dénoncer l'homophobie ou d'aborder les conflits culturels actuels.

Le durcissement de ce discours est très lié à l'attentat en 2015 contre Charlie Hebdo, dit-elle.

"Il y a eu à ce moment-là un clivage très marqué entre l'équipe éducative qui essayait d'expliquer pourquoi il fallait défendre la liberté d'expression et eux - les représentants d'un discours enfin fédéré - qui n'acceptaient pas cette liberté d'être blessé parce que c'était, selon eux, une façon de mécomprendre et mépriser leur culture", précise Delphine Girard.

AUTOCENSURE

Les tensions sont telles que dans certains établissements, des enseignants évitent les sujets sensibles pour ne pas faire de vagues auprès des élèves ou des parents.

Cela peut prendre plusieurs formes: éviter de lire le compte des "Trois petits cochons" à la maternelle ou de montrer les Demoiselles d'Avignon de Pablo Picasso en cours d'arts plastiques, car jugé trop subversif.

"Sur les sujets de laïcité, je me suis beaucoup autocensurée", explique, sous le sceau de l'anonymat, une enseignante d'histoire-géographie qui a travaillé dans l'un des lycées professionnels jugé parmi les plus difficiles de Paris.

"Je l’enseignais avec des exemples édulcorés. Je parlais surtout de l’histoire de la Révolution française. Je faisais exprès de faire des cours consensuels. Et c’est dommage, parce qu’il y a des choses tellement plus intéressantes à aborder."

Après la tuerie contre la rédaction de Charlie Hebdo, qui avait publié des caricatures de Mahomet, elle a fait observer la minute de silence en classe, puis elle est passée à autre chose. "C'était lâche. Mais je ne voulais surtout pas faire de vague", dit-elle.

Une professeure d'arts plastiques ayant enseigné dans le Val-de-Marne avant d'être mutée en Gironde ne montre plus "L'Origine du monde" de Gustave Courbet - tableau représentant un sexe féminin - et ne projette plus le film "Persépolis" de Marjane Satrapi - récit autobiographique d'une Iranienne musulmane - qui avait déclenché des réactions négatives chez certains élèves.

INGÉRENCE DES PARENTS D'ÉLÈVES

Pour Angélique Adamik, représentante du syndicat national des lycées et collèges (SNALC), au-delà des question de laïcité, c'est l'ingérence de plus en plus marquée des parents d'élèves qui fragilise la position du professeur.

"Les parents d’élèves s’immiscent de plus en plus dans l’école et questionnent la pédagogie des enseignants. Quand un parent n’est pas d’accord avec ce qui se passe, il envoie un courrier au proviseur puis ça monte au rectorat et ensuite c’est à nous qu’on demande de rendre des comptes", dit-elle. "Notre liberté pédagogique est atteinte de tous les côtés."

Face à ces réactions, les enseignants dénoncent le peu de soutien de leur hiérarchie.

Une ex-directrice de maternelle dans les Bouches-du-Rhône, qui a subi, comme Samuel Paty, une campagne de dénigrement de la part d'une communauté de 2015 à 2017, affirme ne pas avoir été soutenue par le rectorat lorsqu'elle a souhaité porter plainte.

Après un burn-out, elle a demandé à changer de poste dans une autre école et quitter les fonctions de direction.

"On se sent complètement seul", dit-elle. "Je me dis, au final, que je n'ai pas perdu. Je suis une victime collatérale de ces politiques qui ne prennent pas leurs responsabilités."

Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a assuré jeudi que, depuis son arrivée au gouvernement en 2017, il s'opposait au "pas de vague" - expression utilisée par les enseignants pour désigner l'absence de réaction de la part de la hiérarchie de l'Education nationale.

"Maintenant, tout ceci suppose un véritable sursaut de l’ensemble des acteurs, pas seulement de l’Education nationale mais de l’ensemble de la société, pour affirmer avec très grande force la fermeté de la République au quotidien", a-t-il déclaré jeudi sur Europe 1.

Les enseignants s'interrogent maintenant sur le discours qu'il va falloir tenir aux élèves concernant l'assassinat de Samuel Paty à la rentrée scolaire, le 2 novembre.

"Dois-je aborder de moi-même ce sujet avec mes élèves à la rentrée? Caricature du prophète à l'appui?", se demande une enseignante en arts plastiques.

Le silence, ajoute-t-elle, pourrait être pire.

"Aujourd'hui, j'ai peur... mais plus encore de ce qui pourrait advenir d'horreurs si nous laissons cette peur s'immiscer dans le débat".

(Caroline Pailliez, édité par Bertrand Boucey)