La Forme de l'eau : conversation mélomane avec le compositeur Alexandre Desplat

En amont de la sortie de "La Forme de l'eau" de Guillermo del Toro, en salle depuis mercredi, nous avions parlé musique, avec le passionnant compositeur Alexandre Desplat, grand favori pour l'Oscar. A Venise, puis à Paris. Rencontre.

AlloCiné : C'est la première fois que vous collaborez avec Guillermo del Toro. Quels sont les thèmes et les motifs de son cinéma qui vous ont touché et qui vous ont donné envie de travailler avec lui ?

Alexandre Desplat : Guillermo est une personne très cultivée, il est nourri de cinéma, mais aussi beaucoup de littérature, de poésie. C'est quelqu'un qui est tout le temps en mouvement – on retrouve ce mouvement perpétuel dans La Forme de l'eau, la caméra ne s'arrête jamais. Il aime l'émotion au cinéma, avec élégance et tenue, mais qui a aussi un vrai discours politique et humaniste. C'est un discours qui me touche beaucoup et on peut évidemment transposer la fable de La Forme de l'eau à notre époque, même si ça se passe au début des années 1960. Accepter l'autre, aimer l'autre ; c'est une histoire d'amour tellement belle, tellement pure... Avec Guillermo, il n'y a jamais de vulgarité. Le seul autre exemple que je pourrais citer, c'est Pasolini. Chez Pasolini, certaines scènes peuvent être crues, mais il y a toujours une forme de poésie, une délicatesse. Guillermo a cette grâce-là.

On a le sentiment qu'il y a toujours une attente particulière du public concernant la bande originale des films de genre. Qu'en pensez-vous ?

Un des raisons, c'est certainement que dans le film de genre, la musique est exposée. Ce n'est pas un film de dialogues, où la musique devrait se cacher, marcher à pas feutrés. J'écris beaucoup pour ce type de films, d'ailleurs, ça me plaît, j'ai appris beaucoup dans la retenue en travaillant sur des films intimistes, mais un film de genre, évidemment, autorise la musique à être beaucoup plus présente, plus ample, voire étrange, voire à prendre des risques plus grands en ce qui concerne l'instrumentation. Il autorise une dynamique plus grande, aussi.

Est-ce que vous vous sentez plus libre, voire plus heureux, quand vous travaillez sur ce type de films ?

Tout dépend si l'on pense que La Forme de l'eau est un film de genre, et je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense que c'est un conte de fées, que c'est une fable. Le film de genre, ce serait un film de monstres, un film de science-fiction… Pour moi, ce n'est pas ça, c'est vraiment une histoire d'amour ! Quoi qu'il en soit, j'ai eu beaucoup de liberté dans cette partition ! Une fois qu'on a défini la feuille de route, il me laisse beaucoup de liberté et quand quelque chose le gêne, je le corrige et c'est normal. Il y a beaucoup de détails qu'on peaufine ensemble, jusqu'à l'enregistrement, où on peut encore modifier des intensités, ou même la tessiture d'un instrument. On est très proches, quand on travaille.

C'est par le cinéma de genre que vous êtes venu à la musique de film, car c'est en découvrant la bande originale de Star Wars - Episode IV, que vous avez pris la décision de devenir compositeur de musique de film. C'est exact ?

Oui, c'est vrai, parce que j'ai entendu pour la première fois une musique qui cristallisait toutes les musiques du vingtième siècle, avec une autre personnalité, celle de John Williams, mais qui avait avalé, digéré, l'écho de Ravel, de Stravinsky, de Prokofiev, de Debussy, avec aussi du jazz et beaucoup d'autres choses. C'était une révélation. Et avec un orchestre symphonique, le London Symphony Orchestra, que j'ai eu la chance maintenant de diriger pour plus de vingt-cinq ou trente films. J'ai eu une véritable fascination pour cette symbiose incroyable obtenue par John Williams.

Dérivons de la science-fiction au cinéma fantastique. Quel est selon le plus grand score de film fantastique jamais composé ?

J'ai envie de parler des partitions de Bernard Herrmann. Le Jour où la terre s'arrêta ou Jason et les Argonautes, ce sont des partitions absolument incroyables, où il prenait des risques insensés d'orchestration, de mélodie. C'est très, très courageux.

Dans le film, on entend une reprise de "La Javanaise"…

Je n'y suis pour rien !

Je voulais quand même savoir quelle était votre histoire avec cette chanson, car on en a tous une…

Elle est très simple, mon histoire avec cette chanson. C'est la version de Claude Nougaro, qui était sur un album qui s'appelait Récréation. C'est une chanson que j'aime beaucoup, mais qui n'est pas particulièrement importante pour moi. Il y a très peu de chansons qui le sont, d'ailleurs, dans la vie. J'en écoute, j'en entends, mais elles n'ont pas vraiment marqué mon histoire d'homme et de musicien.

Jean-Luc Godard disait que si on écoutait seule la musique de ses films, elle ne vaudrait rien. Est-ce que vous considérez d'une certaine manière que la musique de film ne vaut que pour l'ensemble dans lequel elle s'inscrit ?

Jean-Luc Godard oublie de citer Le Mépris et Pierrot le fou par exemple, ou même A bout de souffle, qui sont trois partitions absolument fantastiques qu'on peut écouter sans voir le film. Après, chez Godard, la musique est devenue un objet sonore, ce qui est fantastique et qui a d'ailleurs fait beaucoup l'utilisation de la musique de film. Il se trouve qu'il y a d'autres cinémas qui utilisent la musique et on peut citer des centaines de musiques de film qui ont la qualité musicale suffisante pour être écoutées en dehors du film. On peut citer les musiques de Franz Waxman, de Jerry Goldsmith, Nino Rota.

Vous êtes très fidèle à certains réalisateurs, comme Wes Anderson, Jacques Audiard, Roman Polanski…

Ou alors ce sont eux qui me sont fidèles ! (Il sourit)

Duquel de ces cinéastes avec qui vous travaillez très régulièrement vous sentez-vous le plus proche artistiquement ?

Je me sens proche de chacun d'eux. Roman Polanski, Jacques Audiard, Wes Anderson, Stephen Frears, Gilles Bourdos, Robert Guédiguian avec qui j'ai fait plusieurs film également. On crée un lien qui devient indéfectible. C'est à la fois un lien artistique, car on parvient à très bien communiquer, et une amitié, qui se tisse et qui demeure. 

Est-ce qu'il y a un certain type de film qu'il vous semble impossible de mettre en musique ?

Je dirais plutôt qu'il y a des films qui ne vont pas m'évoquer un son musical et que je ne vais pas avoir envie de mettre en musique. Un film peut être incompatible avec mon désir de compositeur.

La bande-annonce de La Forme de l'eau, mis en musique par Alexandre Desplat, actuellement en salle :