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"La Famille" : des membres racontent la vie à l'intérieur de cette communauté secrète

Cette communauté vieille de deux siècles vit en plein cœur de Paris. Elle compterait 3000 personnes actuellement issues de huit familles dont les membres se marient entre eux. Pour la première fois certains sortent du silence et parlent en exclusivité à BFMTV.

"La Famille." Le nom de cette communauté a été médiatisé en juin 2020 par le journaliste du Parisien Nicolas Jacquard, qui avait été contacté par un ancien membre de la communauté. Dans son article, il décrit le fonctionnement de la Famille : depuis la fin du XIXe siècle, huit familles vivent entre elles en plein Paris et ses membres ne peuvent se marier qu'entre eux, sous peine d'être exclus du groupe.

Les différents témoignages recueillis évoquaient alors un entre-soi prononcé face au "dehors", mais aussi la consommation importante d'alcool ou même l'existence d'abus sexuels passés sous silence. BFMTV a rencontré plusieurs membres ou ex-membres de cette communauté parisienne vieille de 200 ans, qui racontent leur expérience à l'intérieur de La Famille.

Soudés par la religion catholique, ils mettent en avant l'entraide entre leurs membres et relativisent la coupure entre leur communauté et ceux qui y sont étrangers.

Un "dehors" et un "dedans"

Ce groupe compterait 3000 personnes aujourd'hui, avec souvent des familles très nombreuses. Valentine, qui a quitté le groupe il y a neuf ans, à l'âge de 21 ans, a ainsi 10 frères et sœurs. Patrick, qui y vit toujours, en compte 17 et a lui-même huit enfants. Il s'est uni avec l'une de ses cousines au 5e degré - car, c'est l'une des autres caractéristiques du groupe, ces familles sont composées uniquement de personnes nées en son sein.

Si les enfants sont inscrits à l'école publique, ils sont peu présents à la cantine ou lors des sorties scolaires, ce que Patrick explique par une vision de la famille et de l'éducation différente.

Il raconte avoir laissé une fois l'un de ses enfants partir en classe verte. "J'ai passé la pire semaine de ma vie, parce que je ne conçois pas que l'on puisse confier ses enfants à des gens que l'on ne connait pas pendant une semaine", explique-t-il.

Il ne s'agit pas, selon lui, de "se préserver du monde diabolique" extérieur. Il a toutefois du mal à concevoir de recevoir quelqu'un extérieur à la Famille chez lui.

"Certains le font mais il convient de toujours garder un chez-soi, un entre soi, parce que si chacun fait rentrer chacun son tour qui il veut, il n'y aura plus de dehors et plus de dedans", explique-t-il.

Les membres de la Famille sont notamment liés par la religion, mais ils la pratiquent entre eux, non pas à l'église ou avec des membres du clergé. Chaque mère et père de famille est ainsi "le curé de ses enfants, et le rabbin de ses enfants". "Moi j'ai marié mes filles", explique ainsi Patrick.

"Le monde extérieur, la Famille l'appelle la gentilité", explique à BFMTV Nicolas Jacquard. "Elle considère qu'effectivement c'est un monde qu'elle ne doit pas fréquenter, quand bien même elle vit dans les rues de Paris où tout le monde vit."

"Nous ne sommes absolument pas une secte"

Au moment de la révélation de l'existence de cette communauté, la ministre Marlène Schiappa avait évoqué une "véritable emprise avec des situations très difficiles sur le plan psychologique", car il peut être difficile de quitter ce groupe. La Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) ne considère pas ce groupe comme une secte mais avait appelé à la vigilance sur la situation des mineurs qui y sont élevés.

"Nous ne sommes absolument pas une secte, il faut arrêter de nous marteler le cerveau avec ce terme qui est péjoratif", assure Patrick.

"Il n'y a aucune histoire d'argent, pas de gourou, pas de bannissement, aucun chef, aucune organisation, structure, c'est extraordinaire et moi je kiffe complètement cette manière de faire."

L'existence d'une emprise "n'est pas forcément perçue comme telle par les gens qui vivent dans le groupe, la plupart d'ailleurs s'y épanouissent et le vivent très bien", explique Nicolas Jacquard, mais il existe selon lui "un véritable contrôle social". "On ne peut pas faire quelque chose qui est réprouvé par la famille", résume-t-il. "Il faut faire ce qu'on attend de soi, on doit se comporter de telle ou telle manière et le qu'en dira-t-on est extrêmement important."

À l'intérieur de la communauté, les règles se sont tout de même assouplies avec les années. Si fut un temps, les femmes n'avaient pas le droit de porter de pantalon, ce n'est plus le cas aujourd'hui, même si certains membres sont plus conservateurs que d'autres. Ainsi Mathieu, 27 ans et père de quatre enfants, explique que leur "religion se veut austère, on n'a pas de contraception, on garde la même femme toute sa vie".

"Ma femme cela fait dix ans qu'elle n'a pas parlé à quelqu'un de l'extérieur", raconte-t-il. "Elle va au parc, elle fait la cuisine, mais c'est comme cela chez nous, c'est tradi tradi."

"Moi ces règles-là je les affectionne et j'aimerais les transmettre à mes enfants", poursuit-il. "J'aimerais même aller plus loin que l'oncle Auguste (un des fondateurs de la Famille, NDLR). Ne pas voyager par exemple je trouve cela bien C'est des règles de société de base: pas de pantalon pour les femmes, ne pas attirer l'œil ne pas être attirante, être dans la pudeur".

"Tu fonces au bois de Vincennes et là il y a trente cousins qui t'attendent"

Les personnes interrogées, qu'elles aient ou non quitté la Famille, décrivent une enfance festive, passée tous ensemble. Valentine parle d'une communauté, "très tournée vers les enfants", avec "énormément de choses faites" pour eux, "plein de sorties".

"Les mamans organisaient ce qu'on appelait des rallyes avec plein de jeux dans le bois de Vincennes", raconte-t-elle. "On se dit que c'est fermé, mais étant tout le temps ensemble, on se retrouvait toujours à une dizaine, une quinzaine voire une vingtaine d'enfants."

"Quand t'es môme tu sors de l'école, tu fonces au bois de Vincennes et là il y a trente cousins qui t'attendent", raconte Mathieu à BFMTV.

"On a passé une enfance dingue, on jouait on rigolait, il y avait tous les oncles et tantes autour, tout le monde discutait, c'était incroyable", assure-t-il.

Mais pour Jean-Pierre Jougla, avocat et membre d'une association de défense contre les sectes, dans cette communauté, "l'enfant lui ne peut pas choisir". "Il y a un enfermement encore plus fort pour les enfants qui n'ont pas fait le choix de vivre là-dedans", estime-t-il. "Il est obligé d'être sur des rails de les suivre, et moi les rails que je vois ce sont des rails qui font de l'enfant autre chose qu'un citoyen."

Une communauté coupée du monde ?

"Tous les sujets de société, le foot, la politique, tout cela ca ne m'attire pas", explique Mathieu. "Je ne vote pas, je ne connais même pas leurs programmes, je préfère les échanges spirituels", explique-t-il. Valentine raconte, de son côté, le bonheur qu'elle a connu la première fois qu'elle a voté, après avoir quitté la Famille.

Mais Patrick insiste, les membres ne sont pas coupés du monde extérieur. "Dans tous nos foyers nous avons une télévision, internet, des téléphones portables, des smartphones, tout ce qu'il faut pour être en relation avec le monde", déclare-t-il.

"Le fait d'être complètement coupé du monde c'est de moins en moins vrai, parce que cela voudrait dire que les enfants sont complètement 'exclus' du monde extérieur ce qui n'est pas le cas aujourd'hui", abonde Valentine. "Les enfants vont à l'école, font des activités sportives et pas du tout qu'entre les personnes de la Famille."

Les parents, notamment les hommes, travaillent d'ailleurs en dehors de la communauté, mais la frontière est étanche entre les deux mondes. Les très nombreux membres de la Famille s'auto-suffisent en terme de relations sociales.

"À la naissance nous sommes des héritiers, on hérite d'un capital social, mais un capital social démesuré. On a un répertoire téléphonique qui tient 400 personnes", explique Patrick.

"C'est cela qui rend l'homme heureux c'est le lien social, et nous nous en regorgeons, nous avons la gueule pleine, les poches pleines".

"On doit épouser quelqu'un qui est né dans la famille"

La difficulté arrive avec la règle de l'endogamie, la plus importante: pour rester dans la Famille, "on doit épouser quelqu'un qui est né dans la famille", résume Valentine. "Je vous dirais même c'est la seule règle commune à tout le monde. À la limite vous pouvez rester célibataire si vous voulez."

Car "si demain la Famille s'ouvre, vous n'avez plus de Famille donc les gens essayent de préserver cela comme ils peuvent".

L'endogamie entraîne, fatalement, des risques accrus de consanguinité. Et même si, selon Patrick, les membres ne se marient pas habituellement entre cousins germains, des maladies génétiques circulent comme le syndrome de Bloom, qui entraine un retard de croissance et une prédisposition aux cancers. Entre 1 et 2% des membres de la Familles seraient touchés. "Nous ne sommes pas dans le déni là-dessus, nous ne sommes pas ignorants, nous sommes comme tout le monde, nous sommes tout à fait conscients", assure Patrick.

Cette règle de l'endogamie est aussi vectrice d'exclusion, car on ne peut pas se marier avec quelqu'un de l'extérieur et rester dans la Famille. C'est ce qui est arrivé à Valentine, mais aussi à Fabienne, aujourd'hui âgée de 67 ans. Mariée dans la Famille, elle devient mère, mais le couple bat de l'aile, car, selon ses mots, son mari essaye de la "dresser", pour qu'elle devienne une "bobonne à la maison". Il finit par la mettre à la porte, mais elle n'est pas exclue de la Famille.

C'est une relation amoureuse à l'extérieur du groupe qui précipite son départ. Elle tombe enceinte après un an de relation cachée. Cela finit par se savoir au sein de la communauté. "Tu me feras honte toute ma vie", lui dit son père quand il l'apprend. "Et là ça a été terminé, je n'avais pas le choix. C'est ma faute, j'ai choisi, je ne vais pas les rendre responsables de quelque chose que j'ai créé", déclare-t-elle aujourd'hui.

"Si vous partez on vous coupe de tout, de vos racines, naturellement le groupe va faire corps contre vous et on ne va plus vous fréquentez", explique Nicolas Jacquard.

"Et quand vous passez d'un tel vécu collectif à une vie finalement solitaire dans la collectivité, dans la société telle qu'on la connait c'est extrêmement difficile, vous vous retrouvez dans un monde dont on ne vous a pas appris les codes", poursuit le journaliste. Pour lui, "c'est vraiment l'un des points qui est je trouve le plus négatif au sein de la famille qui est cette incapacité à accepter qu'on puisse la quitter".

"Je me suis auto-arrachée un bout de moi-même"

Quitter ses parents, "c'est ce que j'ai fait de plus dur dans ma vie", explique Valentine. "C'est le moment où je me suis auto-arrachée un bout de moi-même, ça a été très très dur"

Au moment où elle annonce son départ, elle sait qu'elle ne les reverra plus. "Ils étaient en larmes, ils avaient peur, ils se demandaient ce que j'allais devenir, ils étaient paniqués, paniqués de voir leur enfant aller dans une voie qui pour eux n'étaient pas la bonne. Je leur ai dit au revoir ce jour-là."

Si elle explique avoir eu un peu de colère au début, elle assure que ce sentiment est vite passé car "ils sont heureux dans leur vie, c'est ça la tolérance". Elle revoit parfois ses frères et sœurs, mais ils ne connaissent pas son fils, extérieur à la Famille.

De tels départs sont peu nombreux, explique Juliette Pelerin, ex-reporter à Paris Match :

"En 60 ans il y a eu environ 200 personnes qui sont parties, et pourquoi ils le décident? C'est pour une seule raison en général c'est une peine de cœur".

On peut donc quitter la Famille, et même y revenir - ce qui est le cas d'une majorité de personnes qui partent, selon Valentine. Car après avoir grandi au sein de cette communauté, il est difficile qu'elle ne manque pas. "Au-delà de la religion, ce qui a fait que la Famille traverse encore des générations, c'est son rôle social", analyse Juliette Pelerin :

"Il y a une solidarité hallucinante, ils s'entraident tous entre eux. Si tu veux faire ton déménagement, il y a 100 personnes qui viennent t'aider."

"Quand vous êtes dans la Famille on n'a pas à se soucier du lendemain, ce qui est une chose aujourd'hui assez incroyable", abonde Valentine. "Tout le monde a peur pour son emploi, comment je vais remplir le frigo, en plus en temps de crise et de Covid. Dans la famille on n'a pas ses questions-là."

"La Famille peut et va survivre"

La médiatisation récente de cette communauté pourrait perturber son fonctionnement, mais pour Nicolas Jacquard, "la Famille peut et va survivre, elle a déjà survécu à cinq républiques, à deux guerres mondiales, et elle est toujours là, et encore plus nombreuse qu'avant". "D'ailleurs la démographie est l'un de ses problèmes, on ne fonctionne pas à 3000 comme on fonctionnait à 500", note-t-il.

"On fera tout pour que ça perdure" déclare de son côté Patrick. "Ce serait quand même dommage de mettre quelque chose d'aussi précieux à la poubelle. On va tout faire pour le préserver et le garder cela c'est sûr."

Article original publié sur BFMTV.com

VIDÉO - BFMTV a enquêté sur une communauté secrète vivant à Paris, La Famille