"Faire des choses que n'avions pas le courage de faire auparavant"

Le forum annuel GLOBSEC, consacré à la sécurité mondiale, s'est tenu la semaine dernière à Bratislava avec comme thème principal : "Contrer la Russie : L'Ukraine défend l'Occident". La journaliste d'Euronews Sasha Vakulina s'est rendu dans la capitale slovaque pour échanger, notamment, avec le Premier ministre du pays, Eduard Heger, et le chancelier autrichien, Karl Nehammer. La session, ouverte au public, a également été diffusée en direct sur les réseaux sociaux. Des questions pouvaient ainsi être posées aux intervenants.

Sasha Vakulina, Euronews :

Cette session est intitulée "Brûler le grenier à blé, l'impact plus large de l'agression russe en Ukraine". J'ai le grand honneur et le privilège de vous présenter mes intervenants. Eduard Heger, Premier ministre slovaque. Et Karl Nehammer, chancelier autrichien.

Monsieur le Premier ministre, permettez-moi de commencer par vous. Quelles sont les questions les plus urgentes à résoudre, selon vous ? Au moment où l’on se parle, cela fait 100 jours que la guerre a commencé.

Eduard Heger, Premier ministre slovaque :

Eh bien, nous avons entendu les appels du président ukrainien, Volodymyr Zelensky. L’Ukraine a besoin d’armes pour se protéger. Mais la deuxième question importante est celle des céréales qui sont bloquées dans le pays. C'est également ce dont Ursula von der Leyen a parlé. Il faut absolument les acheminer très rapidement vers les autres parties du monde, sinon nous serons confrontés à une famine de grande envergure. Et à mon avis, nous n'avons pas pensé à cela au début. Quand Vladimir Poutine a lancé l'invasion, nous avons d’abord vu l'impact sur l'Ukraine. Puis nous avons commencé à ressentir l'impact sur l'Union européenne. Mais maintenant, nous voyons comment Vladimir Poutine est en train de terroriser les gens dans d'autres parties du monde qui n'ont rien à voir avec cette guerre et de faire grandir la menace d'une grande famine, qui pourrait ensuite provoquer une importante vague de migration. L’instabilité est forte. C'est pourquoi nous devons agir très rapidement. La première priorité est d'aider les Ukrainiens à sécuriser les ports maritimes pour qu'ils puissent commencer à exporter les céréales via des bateaux, parce que si nous utilisons les trains, l’acheminement prendra plus de temps.

Sasha Vakulina :

Quel est votre point de vue à ce sujet ? C'est aussi un peu différent pour l'Europe parce que, bien sûr, nous avons entendu l'avertissement de l'ONU sur la crise alimentaire, que celle-ci pourrait durer des années si le problème n'est pas abordé et résolu rapidement. Mais, depuis le début du mois d'avril, nous avons aussi entendu l'Union européenne dire que, pour le moment, elle est largement autosuffisante en matière de denrées alimentaires.

Karl Nehammer, chancelier autrichien :

Je pense que ce dont nous avons besoin maintenant, c'est de faire sortir le blé de l'Ukraine. Le secrétaire général de l'ONU a par exemple lancé deux missions pour aider à créer des couloirs sûrs, pour pouvoir faire sortir le blé. Et, lors d'un appel téléphonique, le président Poutine a garanti que l'armée russe n'attaquerait aucun transport de maïs. Le port d'Odessa, par exemple, a été miné et il m'a dit que les Ukrainiens devaient maintenant le déminer. Et je lui ai dit, oui, c'est une bonne idée, mais vous devez garantir que les forces armées russes n'attaqueront pas le port d'Odessa. Il m'a dit qu'il le garantissait. Mais, vous savez, ce ne sont que des mots. Nous ne savons pas si c'est vrai ou non. Je pense donc que nous avons besoin des Nations unies sur cette question, car peut-être qu'à l'avenir, il y aura une possibilité de libérer les ports. Ce qui est sûr, c’est que nous devons faire sortir d’Ukraine les graines, le blé et le maïs.

Sasha Vakulina :

Comment faire pour trouver solution à la fois rapide, et qui pourrait fonctionner, non pas à long terme, parce que l'infrastructure est un autre sujet notamment quand il s'agit des voies ferrées, mais dans un mois ou dans six mois pour la prochaine récolte de céréales.

Eduard Heger :

La première chose à faire est de sécuriser les ports, celui Odessa et d'autres, puis de trouver une solution où nous aurons les Russes d'un côté et les Ukrainiens de l'autre, pour être capable de lancer des exports. Cela signifie aussi que nous espérons que la sécurité à l'intérieur du pays pourra être assurée afin de pouvoir replanter et préparer une nouvelle récolte. L'Ukraine étant le "grenier à blé" du monde, il y a des priorités plus grandes que les priorités nationales. Je pense donc que c'est sur ce point que nous devons insister auprès de Vladimir Poutine : il doit comprendre qu'il s'agit de priorités mondiales et que la pression des pays du monde entier est présente. Nous devons être unis et dire : vous causez trop de problèmes, alors libérez la voie pour assurer la sécurité alimentaire du reste du monde. Ensuite, et c'est la deuxième étape, nous pourrons parler de la reconstruction des infrastructures en Ukraine, nous ne voulons pas que ce pays meure sous nos yeux parce qu'il n'a pas assez de ressources. Il ne pourra pas s’en sortir tout seul.

Sasha Vakulina :

Pourquoi les gouvernements africains restent-ils neutres dans l'agression contre l'Ukraine alors qu'ils souffrent le plus du blocage alimentaire ? En quoi serait-il utile que les pays africains se rallient à des solutions plus larges en matière de sanctions, Monsieur le chancelier ?

Karl Nehammer :

C'est vraiment une très bonne question parce que nous devons accepter qu’il y a des prises de position fortes dans le monde dit occidental, mais pas dans le reste du monde. Et ce reste du monde est immense. Nous parlons de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique. Donc ce que nous devons faire maintenant, c'est trouver des alliés. Et nous devons les convaincre et les protéger également. Nous avons parlé du maïs, de l'exportation de maïs d'Ukraine et du blé. Mais nous n'avons pas parlé des engrais. C'est une question très importante. Quand nous étions au Conseil à Bruxelles, nous avons aussi échangé avec le président de l'Union africaine en vidéoconférence, et il nous a dit qu'ils avaient besoin d'engrais.

Eduard Heger :

Nous devrons également attirer d’autres partenaires mondiaux et leur demander de monter à bord, parce que s’ils ne le font pas, si l'Inde ne fait pas partie de la solution, si les États-Unis ne font pas partie de la solution, si les pays africains ne font pas partie de la solution, alors nous n'aurons pas de solution. En particulier parce que la crise alimentaire est la première étape d'une crise sécuritaire et nous ne voulons pas que cela arrive. C'est pourquoi nous devons les inclure et je pense que cela nous aidera. Ils vont s'engager.

Karl Nehammer :

Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, la solidarité en Europe était vraiment forte et je pense que pour la première fois nous avons vraiment montré notre unité contre l'agression russe. Mais le monde nous a observés à ce moment-là et les États africains ont dit : "Oh, c'est intéressant, si quelque chose arrive en Europe, vous êtes solidaires. Vous restez forts. Nous avons connu tellement de crises en Afrique les années précédentes. Où étiez-vous ? Que vaut une vie en Afrique par rapport à une vie en Europe." Et je pense que nous devons réfléchir à cela. A la raison pour laquelle ils ne nous soutiennent pas et qu'ils disent : "Maintenant vous venez vers nous, vous voulez que nous soutenions les sanctions contre la Russie. Mais nous avons aussi besoin du maïs russe. Alors pourquoi sanctionnerions-nous la Russie ? Nous avons besoin des engrais russes, alors pourquoi ferions-nous cela ?" Je pense que nous devons montrer notre intérêt au continent africain pour gagner en crédibilité.

Eduard Heger :

Nous disons aux pays qui nous entourent que s'ils veulent nous rejoindre, ils doivent se réformer. Mais nous voyons avec ces nouveaux défis qu'il va aussi falloir réformer les organisations mondiales. En effet, comme Karl vient de le dire, les pays venant d'autres continents se demandent pourquoi nous n’avons pas agi lorsqu’ils étaient en difficulté - c'est une question très juste, car nous sommes ceux qui défendons la démocratie et les valeurs de liberté, d'État de droit. Ces pays se demandent donc pourquoi nous n’appliquons pas de traitement équitable avec tout le monde.

Sasha Vakulina :

Au début de l'invasion russe, nous avons parlé de l'arme de l'énergie comme moyen de pression de la Russie. Une question d'Henrich : "Vladimir Poutine utilise la nourriture comme arme ?" La Syrie, le Liban et l'Égypte sont les plus dépendants des céréales provenant d'Ukraine et de Russie. La pénurie alimentaire pourrait-elle entraîner une nouvelle vague de réfugiés ? Et s'agit-il d'une arme alimentaire ?

Eduard Heger :

Eh bien, il utilise tout ce qu’il peut pour faire pression. Je veux dire, regardez. Avant d’utiliser la nourriture, il a utilisé l'information. Il n’y a qu’à voir la guerre hybride qui a été menée en Slovaquie, et dans d'autres pays de l’est. Il y a eu tellement de désinformation, et pas seulement lors deux derniers mois. Donc, oui, il utilise tout ce qu’il peut comme une arme et il va tout faire pour nous perturber, pour nous désunir, parce que c'est le seul outil qu'il a en ce moment. Il n'a pas une armée si forte, comme tout le monde le pensait, et peut-être comme il le pensait. Il ne peut pas vaincre l'Ukraine aussi rapidement qu'il le pensait. Il va donc utiliser tous les moyens possibles. Mais nous ne devrions pas avoir peur de cela, parce que je pense que nous sommes très forts. Nous devons juste comprendre sur quels points travailler et chercher des solutions. Il suffit de regarder ce qui s'est passé en Finlande, en Suède et au Danemark ces dernières semaines. Nous ne serions pas capables de prendre ces décisions sur leur sécurité si nous n’étions pas soudés. Nous voyons donc que, même si nous n'aimons pas ça et que nous pensons que ce n'est pas une bonne chose, cette agression russe nous oblige à faire des choses que n'avions pas le courage de faire auparavant. Et cela nous donne de grands espoirs, si nous continuons sur cette voie. Sur la question de la crise alimentaire, il y a des solutions, mais nous avons besoin de plus de partenaires. Le port d'Odessa est un vrai test pour nous, si nous sommes capables de garantir la sécurité de l'Ukraine et de permettre aux Ukrainiens d'exporter leurs produits. Si nous y parvenons, ce sera un grand pas en avant. Mais nous aurons besoin de nouveaux partenaires pour sécuriser l’espace maritime.

Sasha Vakulina :

Une question d'Alexandra Berezovsky. Question pour vous deux. Vladimir Poutine va demander un prix pour le déblocage des ports de la mer Noire. Seriez-vous prêt à lever les sanctions de l'UE en échange ? Chancelier, vous avez eu un échange téléphonique récemment avec Vladimir Poutine et il a dit qu'il était tout à fait conscient de la question de la sécurité alimentaire, disant aussi qu'il était prêt à autoriser certains exports à partir des ports maritimes, mais cela dépend de la levée des sanctions.

Karl Nehammer :

Vous savez, il a dit la même chose à Olaf Scholz et à Emmanuel Macron qui lui ont téléphoné après moi. Il n'a pas mentionné les sanctions lorsqu'il a parlé d'autoriser l'exportation de maïs à partir des ports de la mer Noire. Mais la question est toujours la suivante : si vous parlez au président russe, dans quelle mesure pouvez-vous lui faire confiance ? Et je pense que nous devons faire les choses différemment, comme l’a dit Eduard. Il est très important de libérer le port d’Odessa. D'un autre côté, aucun d'entre nous ne sait combien de temps la guerre va durer. Et le monde a besoin de maïs maintenant. Nous devons donc essayer de savoir s'il est vraiment fiable sur la question de l’exportation du maïs.

Sasha Vakulina :

Comment faire pour le savoir ? C'est un peu risqué de faire des tests, pour voir si la confiance existe ou non. Et si cela ne fonctionne pas, quel serait le prix à payer ?

Karl Nehammer :

Non, non, il n’est pas question de toucher aux sanctions pour faire sortir le maïs d’Ukraine. Je pense que c’est important. Et je pense que nous avons besoin des Nations Unies et du Secrétaire général qui fait actuellement de son mieux. Et voyons jusqu'où nous pouvons aller.

Sasha Vakulina :

Monsieur le Premier ministre, votre point de vue sur la question.

Eduard Heger :

Eh bien, je pense que les sanctions ne devraient pas être liées à la question de savoir si Vladimir Poutine va libérer le port d’Odessa ou pas. C'est une question distincte à cause de l’agression russe. Une question totalement distincte. Donc nous devons aller plus loin. C'est pourquoi je pense que nous avons besoin que d'autres partenaires entrent dans la danse et élargissent le débat. L’arrivée de nouveaux partenaires est très importante, parce que pour l'instant nous ne négocions pas vraiment. Il n'y a pas vraiment de négociations en cours, Vladimir Poutine n'autorise aucune négociation avec qui que ce soit. Il ne négocie pas. Nous devons intégrer cela. Il exécute son plan. Je ne vois aucun signe de changement. Nous devons donc libérer le port d’Odessa à l’aide d’une troisième force qui apportera la sécurité, en tant qu'arbitre. Et c'est comme ça que nous pourrons obtenir les céréales. Et nous devons le faire en même temps que nous essayons d’obtenir les céréales d’une autre manière, parce que toutes les options doivent être sur la table. Nous ne pouvons pas tout miser sur un scénario. Tous les scénarios doivent être considérés, c’est le seul moyen de réussir. C'est une situation tellement difficile. Il y a si peu de réponses en ce moment, et tant de questions. Mais si nous travaillons dur et que nous cherchons ensemble des solutions, alors nous pourrons réussir.

Question du public :

Je m'appelle Pavel, je suis analyste slovaque de politique étrangère et j'aimerais vous poser, Monsieur le Chancelier, une question un peu personnelle sur vous et Vladimir Poutine ? Avez-vous des relations particulières avec Vladimir Poutine ?

Karl Nehammer :

Non, je n'ai pas de relations particulières avec lui. Mais je pense qu'il est nécessaire, même dans les conflits, de parler aux deux parties. Lorsque j'ai décidé d'aller d'abord en Ukraine, puis auprès du président Poutine, j'en ai d’abord parlé avec la présidente de la Commission, avec le président du Conseil, avec le chancelier allemand, et avec le président polonais car il est l'un des plus critiques à ce sujet. Quand j'étais là-bas, j'ai vu un homme qui est dans sa propre logique de guerre. Avant d'aller à Moscou, j'étais à Boutcha et c'était la première fois de ma vie que je voyais un charnier et je pense qu'il était nécessaire et juste de le confronter à cela. Je pense qu'il ne faut pas se contenter de se parler au téléphone. Il est aussi nécessaire de se regarder dans les yeux. Et maintenant, la position autrichienne est vraiment nouvelle, parce que dans le passé, nous avons toujours, ou la plupart du temps, affiché notre neutralité. Mais cela n'est plus possible. Maintenant, nous sommes vraiment clairs. Nous avons approuvé toutes les sanctions. Nous soutenons la livraison de munitions et d'armes. Nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes, mais nous la soutenons. Je l'ai déjà dit : nous n'avons pas le temps. Nous devons trouver des solutions rapidement. Et c'est vraiment une question importante de savoir ce que cela signifie pour la sécurité en Europe. Je vais vous dire une chose. Nous sommes dans une position particulière en Autriche, plus qu'en Slovaquie. Aujourd'hui, nous accueillons plus de 75 000 Ukrainiens. Et en même temps, j'ai 21 000 demandeurs d'asile venant du monde entier, de Syrie, d’Afghanistan. Qu'est-ce que cela signifie pour la suite ? C'est une question de sécurité. Et s'il y a des famines, si le nord de l'Afrique est déstabilisé ? Je pense donc qu'il est nécessaire, ici, de partager toutes les informations et tout le monde doit faire plus pour mettre fin à cette guerre. A commencer par Poutine. Nous devons tous essayer de le pousser pour l'amener à dire : "Stop. Plus maintenant."

Sasha Vakulina :

Monsieur le Premier ministre, brièvement, votre conclusion.

Eduard Heger :

Eh bien, nous voyons, même avec cette discussion, que nous sommes confrontés à des défis de plus en plus grands. Je ne dis pas problèmes, car nous devons les considérer comme des défis. Mais ce que nous voyons, c'est aussi l'importance de forums comme celui-ci, parce qu’il a ouvert deux grands sujets. Celui de la reconstruction de l'Ukraine, que nous pensions être le dernier débat que nous aurions : la guerre en Ukraine et ensuite la reconstruction. Mais aujourd'hui, nous constatons que le sujet s’élargit et qu'il est possible que nous ne voyions pas encore ce qui va suivre, car nous avons évoqué l'énergie, la guerre, et maintenant la famine, qui est un problème mondial. C'est une très bonne chose que nous ayons commencé à parler de la reconstruction, car cela rentre dans la dimension européenne. Mais la dimension mondiale qui a été ouverte dans ce forum doit être prise en compte et nous avons besoin de forums comme celui-ci où les gens du monde entier se réunissent, s'investissent dans la recherche de solutions et apportent des réponses aux défis rapidement et de manière globale. C'est notre tâche. Je pense donc que l'année prochaine, nous verrons de nombreux forums comme celui-ci, où nous devrons être très efficaces. Car par le passé, ceux-ci servaient plutôt à exposer une vision. Désormais, nous construisons une vision pendant même que nous la vivons. C'est une dimension totalement différente. Merci aussi au forum et merci à vous de nous avoir ouverts à ces questions importantes. Mais vous l'avez aussi entendu. Cherchons les solutions ensemble et impliquons beaucoup plus d'acteurs mondiaux dans ce processus.

Sasha Vakulina :

Je vous remercie infiniment. Je tiens à remercier nos intervenants. Merci beaucoup d’avoir participé à cette session. Merci à tous de nous avoir suivis ici dans cette salle et mais aussi en streaming. Merci beaucoup, Monsieur le chancelier. Monsieur le Premier ministre.