L'éco-anxiété, la nouvelle "maladie" (nécessaire ?) qui sévit chez les jeunes

En France, l'été 2022 a été marqué par de fortes chaleurs et une sécheresse persistante (Photo : Patrick Aventurier/Getty Images)

Devenue en quelques années un sujet de société majeur, l'éco-anxiété ressentie par de plus en plus d'individus au sujet de l'avenir de l'Homme sur Terre constitue paradoxalement un réflexe plutôt sain et potentiellement salvateur dans le contexte actuel de crise environnementale.

Mal du siècle ou prise de conscience nécessaire ? Derniers témoins en date d'un changement climatique devenu de plus en plus facilement observable, les événements extrêmes de l'été 2022 en France (sécheresse, canicules successives et feux de forêt à répétition) ont propulsé sur le devant de la scène un phénomène psychologique relativement nouveau touchant un nombre croissant d'individus : l'éco-anxiété.

2,5 millions d'éco-anxieux en France

Ces derniers mois, différents articles et études ont fleuri sur le sujet, faisant écho aux inquiétudes croissantes d'une partie de la population concernant la crise environnementale actuelle et ses conséquences à court et moyen terme. Cofondé par un psychothérapeute et par un économiste, l'Observatoire du Vécu du Collapse (OBVECO) estimait ainsi en septembre dernier à 2,5 millions le nombre de personnes souffrant d'éco-anxiété en France.

Le phénomène est particulièrement marqué chez les jeunes générations, comme l'avait prouvé une autre étude réalisée en 2021 et publiée dans The Lancet. Sur les 10 000 personnes provenant de toute l'Europe et âgées entre 16 et 25 ans y ayant participé, pas moins de 59% se disaient "extrêmement" ou "très" inquiets des effets du changement climatique, et 56% jugeaient que l'humanité était condamnée.

Comment définir l'éco-anxiété ?

Il serait pourtant particulièrement trompeur de réduire l'éco-anxiété à un fatalisme dépressif. Défini à la fin des années 1990 par la chercheuse en santé publique Véronique Lapaige comme un "un mal-être identitaire dans un contexte de bouleversements environnementaux", le terme recouvre un processus mental plus complexe. "L'éco-anxiété n'est pas une pathologie, ni une maladie, ni un trouble, c'est une réaction adaptative normale", pose ainsi Charline Schmerber, praticienne en psychothérapie et auteure de l'ouvrage Petit guide de survie pour éco-anxieux, publié en septembre 2022.

À l'origine de cette réaction se trouve toujours un constat documenté autour de l'état critique des indicateurs environnementaux. "Je dirais que l'éco-anxiété est la peur de voir son environnement changer en pire, résume Paul*, gestionnaire de projet dans le numérique, qui se définit comme éco-anxieux. C'est aussi de voir que tous les points de bascule dont nous parle la communauté scientifique sont en train d'être atteints. Il y a cette angoisse que la vie sur Terre devienne très difficile, voire impossible, et c'est d'autant plus effrayant qu'on se rend compte que c'est à échéance de nos vies et de celle de nos enfants que cela va se produire."

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"Pour la première fois, j'ai eu la sensation que l'effondrement était un futur plausible"

Dans le mécanisme menant à l'éco-anxiété, ce constat est souvent accentué par un élément déclencheur, qui figure une illustration concrète, un avant-goût de cet avenir terrifiant. "Je pense que j'ai toujours été éco-anxieux, car mes parents sont conscients de ces problèmes et m'en ont toujours parlé, juge Paul, mais il y a eu une grande bascule cet été. J'habite avec ma compagne dans le Sud-Ouest, et après des premières vagues de chaleur en mai et en juin, nous nous sommes trouvés à proximité des incendies dans les Landes. Cela nous a poussés à 'fuir' en Gironde, où il y a eu de nouveaux incendies et au total plus de 40 jours à 32 degrés ou plus sur l'ensemble de l'été. J'ai eu l'impression de ne pas en sortir et d'être poursuivi."

"Pour la première fois, témoigne ce trentenaire père de deux enfants, j'ai eu la sensation qu'un effondrement causé par le changement climatique était un futur plausible. Tout ce contexte a déteint sur mon humeur, j'étais insupportable, je n'arrêtais pas de parler de ça et de chercher des informations à ce sujet. Par exemple, j'ai dû ouvrir la page Météo France consacrée à ma région au moins 1000 fois dans l'été. Il y a un besoin presque irrationnel de s'informer, car ça me fait tourner en boucle."

Une reconfiguration des valeurs

Déjà mieux informés que la moyenne sur les questions environnementales, les éco-anxieux ont donc tendance à entrer dans une logique de focalisation sur ces sujets. "L'éco-anxiété amène les individus à traverser une crise existentielle et à remettre en question énormément de choses dans leur existence, pointe Charline Schmerber. On va un peu tout regarder à travers le prisme de l'écologie, comparer telle ou telle personne et juger leurs actions. On va aussi juger ses propres actions à travers ce prisme. Cela peut générer des perturbations de santé, des ruminations, voire des manifestations émotionnelles anxiodépressives, mais aussi des remises en questions de la sphère personnelle."

"Je sens que certains de mes proches ont encore du mal à mettre en relation les actions avec leurs conséquences en termes d'empreinte écologique, confirme Paul. Il y a des habitudes qui sont tellement bien ancrées que c'est difficile d'en sortir. Je suis aussi parfois gêné par le grand écart qui peut exister entre ce que certains de mes proches pensent et leur mode de vie, mais évidemment chaque cas est particulier." En modifiant durablement sa propre grille de lecture et d'analyse sur le monde, l'éco-anxiété amène donc l'individu à reconfigurer profondément ses valeurs.

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Les éco-anxieux en quête de sens

Au-delà de la sphère personnelle, le décalage qui en résulte peut également concerner le rapport à la sphère professionnelle. "On peut avoir des gens qui ressentent beaucoup trop de dissonances cognitives, qui ont le sentiment de travailler pour des pollueurs et qui vont entamer une reconversion vers un métier qui correspond plus à leurs valeurs", illustre Charline Schmerber. Comme le souligne la praticienne en psychothérapie, l'éco-anxiété a ainsi pour principal effet sur les individus de provoquer plus ou moins directement une quête de sens.

"J'ai parfois eu une approche cynique du travail en me disant que j'essayais de gagner de l'argent pour me mettre à l'abri, avec pour objectif final de moins travailler et de pouvoir faire des choses qui ont plus de sens, reconnaît Paul. Le travail que je fais a assez peu de sens, j'ai réussi à l'orienter dans une démarche écologique pour lui en donner un peu plus, mais ça n'empêche pas que dans le fond, je sais que cette activité professionnelle pose problème par essence. Le résultat, c'est que la dissonance entre mon activité et mes valeurs continue à s'accentuer."

Comment passer à l'action ?

Si ce décalage constaté par de nombreux éco-anxieux peut parfois les conduire à bifurquer complètement dans leur vie personnelle et/ou professionnelle, il peut aussi produire l'effet inverse. "Dans certains cas, la prise de conscience peut générer ce qu'on appelle de l'éco-paralysie, explique Charline Schmerber. La personne se pose tellement de questions qu'elle n'arrive plus à faire aucun choix, elle est complètement pétrifiée. C'est très important à ce moment-là de se faire accompagner par un professionnel de santé. Mais la plupart des gens que je reçois sont dans une vraie dynamique d'action."

Le mécanisme de pensée de l'éco-anxiété amène ainsi généralement les individus concernés à joindre les actes aux paroles, afin d'être plus en accord avec leurs propres valeurs. "On s'aperçoit que ces personnes qui ressentent de l'éco-anxiété ont une volonté de combattre, de se mobiliser et d'essayer de transformer les choses, même s'ils sont par ailleurs lucides sur l'état actuel du monde", confirme la thérapeute, qui a co-fondé, avec plusieurs confrères, le Réseau des professionnels de l'Accompagnement Face à l'Urgence Ecologique (RAFUE).

S'adapter, une nécessité

"Il y a un risque de burn-out militant, donc l'idée n'est pas de se jeter à corps perdu dans l'action en faisant tout un tas de choses, c'est plutôt de trouver la bonne action pour soi, précise Charline Schmerber. On peut faire une seule chose, l'important est de trouver l'action qui ait du sens par rapport à soi, son propre fil rouge." Il peut en effet autant s'agir de limiter sa propre empreinte environnementale, que de commencer à s'adapter au changement inéluctable des conditions de vie sur notre territoire.

"À l'échelle individuelle, il est possible de s'organiser pour ne pas trop subir les effets du changement climatique, rappelle ainsi Paul. Durant tout l'été, j'ai fait en sorte d'adapter l'organisation pratique du quotidien en fonction des fortes chaleurs : comment garder le frais à l'intérieur de la maison, que manger, à quel moment de la journée peut-on faire cuire des aliments ? Ne serait ce qu'en étant très attentif à ces détails, on peut déjà arriver à limiter l'impact sur le très court terme."

"Les éco-anxieux sont des sentinelles du vivant"

Se pose alors une question fondamentale : l'angoisse qui anime tous ces individus et les pousse à l'action, parfois à contrecourant de l'inertie collective, n'est-elle pas finalement la réaction la plus saine à la crise environnementale en cours ? "Si les gens ne vont pas bien, c'est justement parce que le problème n'a pas été réglé à la source, avance Charline Schmerber. Finalement, ce ne sont pas les humains qui ont un problème au cerveau, mais bien le collectif qui a un problème. La source de l'éco-anxiété, c'est le fonctionnement global du monde, c'est la manière dont on utilise le monde vivant, ce sont les inégalités socio-environnementales créées par nos sociétés."

"Les éco-anxieux sont des sentinelles du vivant, théorise la thérapeute. Ce sont des gens qui se mobilisent, qui ressentent des choses, qui sont connectés aux injustices et aux réalités du monde vivant. Je trouve d'ailleurs que le terme d'éco-anxiété est trop réducteur. Il fait consensus, mais selon moi, on devrait plutôt parler d'éco-émotions. Les personnes que j'accompagne ressentent une diversité d'émotions par rapport à l'état du monde. Il y a de la culpabilité, de l'impuissance, de la colère, mais aussi des émotions positives dès lors qu'elles basculent dans l'action."

Prémisses d'une prise de conscience collective ?

La multiplication et la résonance des "cas" d'éco-anxiété au cours des derniers mois pourrait donc s'apparenter aux prémisses d'une prise de conscience collective sur l'urgence de la situation, malgré un écueil évident lié au biais de proximité. "Quand ils vivent des manifestations climatiques proches, les gens ont tendance à prendre conscience de ce qu'il se passe, remarque Charline Schmerber. Il y a une saisonnalité de l'éco-anxiété, on en a beaucoup parlé cet été en raison des conditions climatiques très dures, mais est-ce qu'on en parlera toujours en novembre-décembre ? Je ne sais pas."

"Dans les médias, il a suffi d'une dizaine de jours 'normaux' à la fin de l'été pour que l'importance des sujets environnementaux soit fortement diluée, abonde Paul. Le temps médiatique fonctionne de cette manière, il est calqué sur le caractère émotionnel des sociétés humaines et on peut le déplorer. On n'arrive pas à fixer un vrai cap et à garder ça en tête, collectivement. Et je m'inclus dedans, je me sens beaucoup moins mal depuis qu'il fait moins chaud."

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"Sans action individuelle, il n'y aura jamais d'action collective"

Dans ces conditions, il est donc nécessaire de dépasser le stade des émotions et de garder les idées claires. "La trajectoire à minimum 2°C de réchauffement décrite par le GIEC se confirme, donc on va de toute façon devoir s'adapter à des températures autour de 45°C l'été, conclut le père de famille Je pense que sans action individuelle, il n'y aura jamais d'action collective. Notre plus gros pouvoir, c'est notre pouvoir de consommateur. Le boycott des produits nocifs peut amener à une prise de conscience de l'industrie au sens large. Il y a tout de même des raisons d'être optimiste, notamment sur la capacité des prochaines générations a bifurquer."

Intimement liée aux ressentis émotionnels, l'éco-anxiété débouche donc paradoxalement sur un processus intellectuel absolument nécessaire dans la situation actuelle. Ayant pris conscience des réalités physiques et biologiques du monde qui les entoure, les éco-anxieux n'ont d'autre choix que de réfléchir concrètement aux meilleures façons de s'adapter aux transformations en cours de cet environnement. En ce sens, ils constituent l'avant-garde de l'indispensable évolution de l'humanité pour faire face aux défis du XXIe siècle.

* Le prénom a été modifié

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