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Etats-Unis: boudée par Biden, l'aile gauche du parti démocrate prépare la bataille d'après

Joe Biden et Bernie Sanders. - MANDEL NGAN, TIMOTHY A. CLARY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP
Joe Biden et Bernie Sanders. - MANDEL NGAN, TIMOTHY A. CLARY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Joe Biden prêtera serment ce mercredi et deviendra le 46e président des Etats-Unis. Entre un peuple divisé comme rarement dans son histoire, un prédécesseur quittant la Maison Blanche en criant à la tricherie électorale, un électorat républicain tenté par l'hystérie collective comme l'a montré l'invasion du Capitole le 6 janvier, son intronisation prendra place dans un pays déchiré par le doute. Il est pourtant une certitude: l'administration Biden a choisi de se passer des services d'un pan entier de sa majorité. L'aile gauche du Parti démocrate a en effet été exclue de la composition du gouvernement.

Certes, on note tout de même la présence de quelques figures dites "progressistes" au cabinet. Xavier Becerra doit prendre les rênes du secrétariat à la Santé, Marcia Fuge celles du secrétariat au Logement et Miguel Cardona s'emparer des questions d'éducation. Mais ces profils, qui diffèrent de l'identité centriste de Joe Biden, sont loin de la tendance "socialiste" qui a animé la vie du Parti démocrate au cours de ces années 2010, a explosé lors des midterms de 2018, dans le sillage de Bernie Sanders et de l'étoile montante, Alexandria Ocasio-Cortez.

Le mandat à venir a donc décidé d'ignorer cette nouvelle famille politique américaine, aussi souvent brillante que turbulente, aussi diverse qu'étroitement liée, aussi flamboyante médiatiquement que controversée dans le débat public. Une mise au rancard qui fixe à celle-ci son calendrier propre. Les socialistes entendent agir comme l'aiguillon poussant vers la gauche cette présidence qui la tient à distance... tout en se préparant à employer les insuffisances éventuelles de l'exécutif pour renverser à son profit les rapports de forces au sein du Parti démocrate.

"La gauche du parti a gagné la bataille idéologique"

Pour Christophe Deroubaix, grand reporter à L'Humanité et auteur de L'Amérique qui vient, ce pari est déjà en bonne voie. "En fait, la gauche du parti a gagné la bataille idéologique. Par exemple, Joe Biden a annoncé qu'il reprenait la proposition de porter le SMIC à 15 dollars de l'heure", explique-t-il à BFMTV.com, avant de concéder: "Effectivement, les idées ont du mal à se traduire au plan de la représentation politique".

Snobés par le gouvernement, les socialistes démocrates apparaissent de surcroît moins fringants dans un Congrès que les Américains étaient également appelés à renouveler le 3 novembre dernier et où ils avaient fait une entrée remarquée deux ans auparavant. Les électeurs démocrates ont pourtant largement adhéré à deux axes forts de leur campagne, comme la gratuité dans l'enseignement supérieur (mesure partiellement reprise par Joe Biden), ou Medicare For All, projet de couverture santé universelle publique élaborée par Bernie Sanders et les siens.

Mais la volonté de "définancer la police", exprimée par les manifestations antiracistes qui ont suivi le meurtre de George Floyd en mai dernier, et relayée par certains candidats, a semé le trouble. Un ferment de défaite qui ne saurait être unique mais a été pointé par Joe Biden lui-même. À l'arrivée en tout cas, les Démocrates ont remporté la nouvelle majorité sénatoriale d'un cheveu et ont perdu treize sièges - n'en conservant qu'une majorité de 222 - à la Chambre des Représentants.

Un "retour à la normale"?

Quelques figures de l'aile gauche, même reconduites, s'y sont même écorchées. Ainsi, Ilhan Omar, représentante du Minnesota, triomphalement élue en 2018 avec 78% des suffrages, a de nouveau nettement battu son adversaire mais a reculé de 14 points.

Cette relative fragilisation de l'aile gauche démocrate dans les urnes n'est toutefois pas nécessairement un coup d'arrêt. "Ce genre de phénomène politique ne peut pas être linéaire. Il y a des accélérations, des pauses, des reculs. Ce que je constate en revanche, c'est que l'aile gauche représente 40 à 45% de l'électorat démocrate", affirme Christophe Deroubaix.

"C'est difficile de donner un chiffre car il n'y a pas vraiment de corpus idéologique qui lie les uns et les autres entre eux mais je dirais plutôt qu'il y a 60 à 70% de l'électorat qui se retrouve sur le centrisme," tempère l'historien François Durpaire, consultant de BFMTV sur les Etats-Unis. "Mais ça veut aussi dire qu'un peu plus d'un tiers de cet électorat est maintenant beaucoup plus exigeant sur la justice sociale", note-t-il encore.

Toujours est-il que ses représentants en seront réduits à ronger leurs freins pendant quatre ans. Pourquoi Joe Biden a-t-il alors choisi de ne marcher que sur une seule jambe? "Aux Etats-Unis, le cabinet doit être validé par le Sénat. Or, on est à 50-50 au Sénat. Donc le Sénat reste centriste. Joe Biden sait que le cabinet qu'il propose sera validé mais un cabinet très à gauche ne le serait pas", répond François Durpaire qui glisse: "Des mauvaises langues disent que Joe Biden est content parce qu'il a un Sénat qui lui ressemble, moyennement démocrate".

Christophe Deroubaix livre des éléments de réponse supplémentaires. D'après lui, il existe deux hypothèses dont la première relève du siphonnage. "On récupère les idées majeures mais on n'accorde pas crédit à ceux qui les ont portées", résume-t-il. Il enchaîne: "La seconde hypothèse, c'est qu'il y a peut-être chez Joe Biden l'idée d'un retour à la décence, à la normale. Et la normale dans la politique américaine, c'est le travail bipartisan. Il veut que des républicains puissent s'associer aux démocrates".

Or, la présence au gouvernement d'un Bernie Sanders, d'une Alexandria Ocasio-Cortez, ou encore d'une Rashida Tlaib (dont les Américains ont gardé en mémoire qu'elle avait qualifié Donald Trump de "motherfucker") ne permettrait pas, par leur positionnement plus radical, l'émergence d'une telle concorde. Mais ni l'apaisement des esprits ni le travail transpartisan ne se décrète. Et Joe Biden pourrait bien repartir les mains vides après avoir montré patte blanche au camp d'en face.

"Barack Obama s'était enfermé à Washington et je pense que pour Joe Biden ce sera pareil. Il n'obtiendra aucune voix républicaine, et Mitch McConnell (leader du groupe républicain au Sénat, NDLR) fera obstruction. Le risque politique pour Joe Biden, c'est un effet ciseaux: d'un côté, la galvanisation de l'électorat républicain, de l'autre une démobilisation de la base électorale démocrate", analyse Christophe Deroubaix.

Troisième round

Ce dernier point annonce déjà un combat souterrain. Si la réussite ou l'échec du mandat de Joe Biden et de sa vice-présidente Kamala Harris sera bien sûr l'enjeu majeur côté démocrate pour les quatre prochaines années, un enjeu interne, parallèle à la présidence, se profile: la place des socialistes dans la gauche américaine des années 2020 et leur prise réelle sur les politiques futures. Aussi, préparent-ils le troisième round, après la défaite de Bernie Sanders à la primaire de 2016 et celle de 2020 suivie par leur léger recul électoral au Congrès. Pour autant, il ne faut pas s'attendre à une fronde à la française. Le tempérament des socialistes devrait plutôt incliner aux encouragements, disons, énergiques.

"La posture de la gauche pour l'instant, c'est: 'Vous devez aller plus loin'. L'aile gauche va pousser le Medicare For All, la gratuité de l'enseignement supérieur, les questions écologiques, la réforme pénale pendant quatre ans", estime Christophe Deroubaix qui achève: "Quant à sa faculté à marquer des points, elle dépendra de sa capacité à lever des mouvements de société".

Les points éventuels de cette gauche ne changeront sans doute plus rien pour Bernie Sanders. Âgé de 79 ans, il va probablement devoir transmettre son bâton de pélerin qu'il n'aura pu transformer en bâton de maréchal. Mais son héritière est toute trouvée.

"Alexandria Ocasio-Cortez va se servir du mandat de Joe Biden comme d'un tremplin. Elle sera à la fois un un inconvénient pour les démocrates, car elle sera très exigeante mais aussi un atout: elle permet de prendre la température de la proximité démocrate avec les mobilisations populaires et la génération qui se mobilise", brosse François Durpaire.

Un mercure fort utile car ces dernières années, l'establishment démocrate a appris, à la dure, ce qu'il en coûtait de perdre le contact avec la base.

Article original publié sur BFMTV.com