En Russie, les jeunes nés sous Poutine font entendre leur voix

par Denis Pinchuk et Svetlana Reiter MOSCOU (Reuters) - Les défilés contre la corruption en Russie marquent l'arrivée à l'âge adulte d'un nouvel adversaire pour le Kremlin : une génération de jeunes gens moins préoccupés par la quête de stabilité de leurs parents que par un désir de changement. Beaucoup des milliers de protestataires qui ont défilé dimanche dans les rues de plusieurs dizaines de villes du pays étaient des adolescents incapables de se souvenir d'un autre président que Vladimir Poutine, arrivé au pouvoir en 2000. "J'ai vécu toute ma vie sous Poutine", témoigne Matveï, un Moscovite de 17 ans. Il dit avoir couru dimanche pour éviter d'être interpellé comme des centaines d'autres manifestants. "Il faut avancer, arrêter de se référer constamment au passé", ajoute le jeune homme. La journée de mobilisation était la plus importante depuis les grandes manifestations de 2012. Elle était organisée à l'appel de l'opposant Alexeï Navalny, militant anticorruption de 40 ans qui s'appuie sur internet pour diffuser son message et contourne les chaînes de télévision contrôlées par le pouvoir. "Aucun de mes camarades ne regarde la télévision, on ne lui fait pas confiance", explique Maxime, 18 ans, qui a défilé à Saint-Pétersbourg. Les messages concernant la manifestation ont été relayés par ses amis via un groupe de discussion sur une application de messagerie. "La moitié du groupe est allée à la manif." Alexeï Navalny, qui a été arrêté lors de l'une des manifestations à Moscou, formate ses films pour des sites de partage comme YouTube ou VKontakte, équivalent russe de Facebook. L'une de ses récentes vidéos, un exposé de 50 minutes accusant le Premier ministre Dmitri Medvedev de détenir en secret quantité de villas luxueuses, a été regardé plus de 14 millions de fois sur YouTube. La porte-parole du chef du gouvernement a qualifié ces allégations d'"attaques de propagande" qui ne méritent pas d'être commentées en détail. Elle a estimé qu'Alexeï Navalny cherchait ainsi à préparer sa candidature à l'élection présidentielle de 2018, à laquelle Vladimir Poutine devrait à nouveau être candidat. "NI VOLER, NI MENTIR, NI TUER" Si les Russes les plus âgés ont pu fermer les yeux sur la corruption officielle pendant des années caractérisées par une hausse de leur niveau de vie, les plus jeunes en font une question morale. "Quand j'étais petite, ma mère me lisait des contes de fées, où l'on ne devait ni voler, ni mentir, ni tuer", raconte Katia, 17 ans, qui manifestait dimanche à Moscou. Comme d'autres étudiants rencontrés par Reuters lors des rassemblements, Katia, Maxime et Matveï ont demandé à ce que leurs noms de famille ne soient pas publiés. Le Kremlin fonde depuis longtemps sa légitimité sur sa capacité à assurer la stabilité après les chaotiques années 1990 qui ont suivi l'effondrement de l'Union soviétique. Les sondages montrent d'ailleurs que s'il se représentait à la présidentielle, Vladimir Poutine l'emporterait largement. Mais la jeune génération a d'autres priorités, relève la politologue Iekaterina Schulmann. "Notre régime politique est obsédé par ce qu'il appelle la stabilité, c'est-à-dire l'absence de changement. Le pouvoir est persuadé que la meilleure chose à offrir à la société est le maintien du statu quo le plus longtemps possible", dit-elle. "Les jeunes ont besoin d'un modèle pour l'avenir, de perspectives claires, de règles du jeu qu'ils jugent équitables (...) et d'un ascenseur social. Non seulement ils ne voient rien de tout ça, mais il n'y a personne qui en parle", poursuit-elle. Un porte-parole du Kremlin a accusé les jeunes manifestants d'avoir été payés pour participer aux défilés. Aucune preuve n'a été fournie et les témoins interrogés démentent. Des étudiants soulignent plutôt que les autorités universitaires ont brandi la menace de sanctions. Mais Pavel, un étudiant vétérinaire de 20 ans qui a participé à un rassemblement à Moscou, estime que le jeu en valait la chandelle. "C'est peut-être négatif. Nous n'aurons peut-être pas la stabilité que nous avons aujourd'hui", dit-il. "Mais pour une personne du XXIe siècle, c'est une honte de vivre aujourd'hui dans ce genre de stabilité." (Avec Natalia Chourmina à Iekaterinbourg, Jean-Stéphane Brosse pour le service français)