En Egypte, l'étoile de Sissi pâlit sous le poids des difficultés

par Amina Ismail et Lin Noueihed LE CAIRE (Reuters) - En cette fin d'après-midi brûlante du mois de jeûne de ramadan, l'ancien patron de la lutte anti-corruption en Egypte, Hicham Guenena, s'assied dans un coin d'une salle déserte d'un club du Nouveau Caire, à la périphérie de la capitale. "C'est calme, ici", constate-t-il. "Nous pourrons parler librement." Cet ancien policier et magistrat, nommé en 2012 à la tête de l'agence anti-corruption, est devenu l'une des cibles du régime de plus en plus autoritaire d'Abdel Fattah al Sissi, ancien chef de l'armée, qui a pris le pouvoir en renversant le président islamiste Mohamed Morsi après les grandes manifestations du 30 juin 2013. Hicham Guenena est aujourd'hui en procès, accusé d'avoir porté atteinte à l'image de l'Etat en exagérant l'ampleur de la corruption dans le secteur public. Il rejette ces accusations et estime que les poursuites dont il fait l'objet sont avant tout destinées à faire taire les voix dissonantes dans un pays toujours plus étroitement contrôlé par les services de sécurité. "Je souhaite le succès de n'importe quel président car son succès serait le nôtre... mais ce recours à la main de fer sécuritaire, cette reproduction de l'Etat policier ne produira rien de bon", dit Hicham Guenena à Reuters. "Quand il n'y a pas de partis politiques, pas d'ONG, quand les médias locaux sont ciblés et les médias internationaux aussi... est-ce le signe d'un environnement sain dans lequel un pays peut prospérer?" Depuis qu'il a évincé Mohamed Morsi il y a trois ans, le régime d'Abdel Fattah al Sissi a étouffé, voire écrasé toute contestation. Il a commencé par les Frères musulmans du président déchu, dont des centaines de militants ont été abattus par la police pendant des manifestations, et par les jeunes révolutionnaires libéraux ou de gauche qui avaient initié le soulèvement contre Hosni Moubarak en 2011, désormais nombreux à croupir en prison. Il a aussi muselé les juges qui dénonçaient les procès de masse expéditifs conclus par des peines de mort, en les mettant d'office à la retraite, ou encore intenté un procès au président du syndicat des journalistes et à son adjoint, pour la première fois dans l'histoire de cette institution. "L'EGYPTE DU PASSÉ CHASSE SON AVENIR" Un journaliste français a été récemment expulsé du pays et la présentatrice anglo-libanaise d'une émission télévisée créée après le soulèvement de 2011 a subi le même sort cette semaine. La loi imposant une autorisation du ministère de l'Intérieur pour tout rassemblement de plus de 10 personnes est appliquée de manière tellement drastique que la police a dispersé cette semaine des centaines d'élèves du secondaire qui protestaient contre le report de leurs examens. "L'Egypte du passé chasse son avenir", a commenté un Égyptien en publiant sur Twitter une photo de policiers anti-émeutes poursuivant les élèves. Les critiques du régime, dont Hicham Guenena, disent que la répression est aujourd'hui telle qu'elle ne peut être comparée qu'aux années 1950, quand la dictature militaire de Gamal Abdel Nasser et des Officiers libres écrasait toute dissidence. Guenena lui-même est tombé en disgrâce après avoir déclaré l'an dernier à des journalistes que la corruption avait coûté 600 milliards de livres égyptiennes (62 milliards d'euros) à l'Etat au cours des quatre années précédentes, un chiffre par la suite contesté par une commission mise en place à la demande du chef de l'Etat. "Sissi n'arrête pas d'appeler à lutter contre la corruption, alors pourquoi laisse-t-il faire cela?", demande Guenena. Lors d'un récent entretien télévisé destiné à marquer sa troisième année au pouvoir, Sissi a dénoncé sans les nommer les "agitateurs" qui veulent nuire à l'Egypte, tout en niant que ses prisons soient pleines de prisonniers politiques, comme le disent les organisations des droits de l'homme. Deux ans après son élection triomphale à la présidence, avec 97% des voix, le maréchal aux lunettes noires voit pourtant sa popularité lentement s'éroder. Sissi avait convaincu ses compatriotes en leur promettant la stabilité et la sécurité, après des années de chaos, ainsi qu'une amélioration de leurs conditions de vie grâce à une relance de l'économie. Rien de tout cela ne s'est produit. L'inflation est au plus haut depuis sept ans, les banques sont à court de devises, la livre égyptienne ne cesse de baisser et la croissance économique ralentit d'autant plus qu'une insurrection islamiste, notamment dans le Sinaï, a fait plonger le tourisme, principale source de revenus du pays. "ON NE PEUT PLUS VIVRE AINSI" "Dites à Sissi, dites au président qu'on ne peut plus vivre ainsi", soupire Mohamed Mahmoud, un boulanger rencontré dans un quartier pauvre du Caire, où les clients se font rares tant les porte-monnaies sont vides. Les experts économiques ont mis en cause l'intérêt des grands projets d'infrastructures lancés en grande pompe par Sissi après son arrivée au pouvoir, dont l'extension du canal de Suez menée au pas de charge sous la baguette de l'armée sans créer d'emplois durables. "Quels étaient les trois piliers de son programme? La stabilité, la croissance économique et la sécurité. Il a échoué sur les trois tableaux", constate Timothy Kaldas, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policy. "Donc s'il peut s'en sortir en augmentant la répression contre des cibles de premier plan et en contraignant la population à filer droit, pourquoi s'en priverait-il?" Sans pression internationale, disent les défenseurs des droits de l'Homme, Sissi n'a aucune raison de relâcher son emprise. Or, c'est l'inverse qui se produit: au nom de la lutte contre les islamistes, la France a vendu à l'Egypte des milliards d'euros d'armes, dont des avions Rafale et des navires Mistral, tandis que les Etats-Unis ont rétabli leur assistance militaire, la deuxième plus importante au monde après Israël. "Personne ne va tordre le bras de l'Egypte à ce sujet maintenant. Personne ne s'en préoccupe. Ils (les Occidentaux) pensent que Sissi est ce qu'ils peuvent obtenir de mieux pour le moment", souligne Timothy Kaldas. "Une autre chose qui l'aide, c'est que la population s'est soulevée deux fois (contre Hosni Moubarak puis Mohamed Morsi, NDLR), en tout cas à ses yeux, et que les deux fois la situation ne s'est pas améliorée. Elle s'est même dégradée." (Tangi Salaün pour le service français)