Devant la victime du faux Brad Pitt, pourquoi on se moque au lieu de faire preuve d’empathie ?
On a demandé à des psychologues d’analyser pourquoi face à cette histoire d’arnaque, la moquerie domine sur l’empathie, en particulier sur les réseaux sociaux.
L’histoire a provoqué un flot de moqueries, de blagues et de memes sur Internet. Dans l’émission Sept à Huit, TF1 a diffusé le témoignage d’une femme de 53 ans victime d’une arnaque sur les réseaux sociaux. Pensant échanger avec Brad Pitt, elle a versé 830 000 euros à des escrocs. Mais sur les réseaux sociaux, son récit a provoqué bien plus de raillerie que d’empathie, de la part d’internautes moquant sa supposée crédulité.
Après la vague de harcèlement dont elle a fait l’objet, TF1 a décidé de retirer le reportage de toutes ses plateformes en ligne. Mais le mal est fait : pourquoi cette affaire provoque-t-elle si peu d’empathie à l’égard de cette femme, que l’émission décrit comme ruinée et ayant fait trois tentatives de suicide ? Selon les psychologues interrogés par Le HuffPost, plusieurs mécanismes sont à l’œuvre.
Tout d’abord, il y a l’aspect « trop gros pour être vrai ». « Il y a plein d’autres situations qui génèrent une empathie, parce qu'on se dit que cela pourrait nous arriver, souligne Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des pratiques numériques. Mais celle-ci provoque un jugement moral, sous-entendu : “ça n’aurait pas dû arriver.” » Les procédés utilisés par les escrocs, des selfies, photos et documents falsifiés grossièrement, n’aident pas selon elle à entrer en empathie.
« Ça aurait été une vieille personne surendettée, ça n’aurait peut-être pas été pareil, suggère la psychologue. Parce que pour se faire arnaquer à hauteur de 800 000 euros, il faut les avoir. Et la plupart des gens ne les ont pas. Donc l’empathie, c’est à dire le fait de se mettre à la place de quelqu’un, ne se met pas en route. » Le principe est simple : pour reconnaître que quelqu’un est victime, il faut pouvoir se mettre à sa place. Et si rien ne fait écho à notre réalité, on ne le fait pas.
« En réalité, personne n’est à l’abri »
La deuxième chose qui entre en jeu, c’est l’idée que l’on considère souvent que l’on est plus intelligent que les autres. « C’est un mécanisme de défense : on se dit que cela ne pourrait pas nous arriver, estime Vanessa Lalo. Alors qu’en réalité, personne n’est à l’abri. » Selon la professionnelle, à partir du moment où l’on a des vulnérabilités psychologiques, certaines failles narcissiques ou d’estime de soi, « on peut glisser vers d’énormes dérives ».
Et cela ne concerne pas que des personnes qui ne sont pas nées avec le numérique. « Il y a plein d’adolescents, par exemple, qui se font extorquer de l’argent par des brouteurs sur Instagram, rappelle-t-elle. Peut-être que l’on devrait, au lieu de se moquer, se demander comment protéger et aider ces personnes vulnérables, plutôt que d’être complices de ce qui leur arrive. »
Pour le psychologue clinicien Jean-Paul Santoro, si cette affaire a pris cette ampleur, c’est aussi parce qu’elle est teintée d’« âgisme et de misogynie ». « Est-ce qu’on aurait réagi pareil avec un homme plus jeune ? Il y aurait sûrement de la moquerie, mais peut-être pas de la même façon, estime-t-il. Sur Internet, il y a pas mal d’attaques de femmes, qui ne seraient pas équivalentes si c’était des hommes, notamment quand ça touche à l’amour ou la sexualité. »
Et pourtant, les victimes d’arnaques sur Internet, qu’elles soient liées à des scénarios romantiques ou qu’elles soient purement financières, ne sont pas que des femmes. « Des hommes seuls qui se font hameçonner avec de faux profils Instagram de belles nanas, il y en a énormément aussi, rappelle Vanessa Lalo. Mais on n’en parle pas tant, parce que les femmes racontent plus, là où les hommes le vivent davantage comme une honte et ne partagent pas. »
Un mécanisme de harcèlement « classique »
Pour les psychologues interrogés, le « pseudo-anonymat » conféré par les réseaux sociaux encourage la désinhibition des personnes à l’origine des moqueries et des memes. « Sur Internet, c’est encore souvent la culture de l’attaque, de la dérision, de la critique, là où l’empathie arriverait dans la vie réelle beaucoup plus rapidement », rappelle Jean-Paul Santoro. Ce qui fait que ce type d’histoires peut servir de « défouloir ».
C’est toute l’ambivalence des interactions en ligne. « C’est à la fois un champ de créativité incroyable et à mourir de rire, résume Vanessa Lalo. Mais d’un autre côté, on se sert de ces histoires-là pour alimenter des choses qui ne sont pas les meilleures pour améliorer le vivre-ensemble dans notre société. »
Cette apparente « libération de la parole » est amplifiée par l’effet de groupe. « C’est le même mécanisme classique que celui qui existe dans tous les cas de harcèlement, en ligne ou dans la “vraie vie”, développe Jean-Paul Santoro. Ce sont des personnes qui ne vont pas forcément bien et qui s’unissent derrière une cible commune, avec l’idée que si cette personne est inférieure à eux, ils sont supérieurs. »
Aussi la responsabilité des médias ?
Le fait d’être derrière son écran explique aussi que des victimes puissent « lâcher leur esprit critique », même si les « red flags » peuvent sembler évidents d’un point de vue extérieur ou seraient plus identifiables dans la vie réelle.
« Internet, c’est beaucoup d’émotionnel et c’est amplifié par les photos, les vidéos, les vocaux, estime Vanessa Lalo. C’est une autre démarche que le ping-pong du direct. On peut se lâcher sur certains sujets très intimes. Et dès qu’on est dans une bascule émotionnelle, il y a quelque chose qui se débranche dans l’esprit critique. On ne se pose plus de questions. »
Pour la psychologue, les médias ont aussi une responsabilité dans ce manque d’empathie généralisé. « En relayant ce genre d’histoire, on sait très bien que cela va susciter de la moquerie. Donc il faut aussi se demander quel angle aurait pu être choisi afin de générer autre chose ?, souligne-t-elle. Mais comme une actualité en chasse une autre, dans deux jours une autre histoire fera le buzz. Alors que cette femme va rester brisée pendant des années. »
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