Dans le Pas-de-Calais, des Iraniens bravent la mer pour l'Angleterre

par Julie Carriat

CALAIS, Pas-de-Calais (Reuters) - "Tout le monde réussit. La police ne nous attrape que si le moteur casse", affirme Mohammad, un Kurde iranien de 38 ans qui a tenté la traversée de la Manche il y a un mois et demi, mais a dû renoncer après une avarie moteur au départ.

"J'essaierai de nouveau, quand tout sera prêt, j'essaie", dit-il depuis un campement de fortune tout près de l'ancienne "Jungle" démantelée en 2016, où il est arrivé à l'issue de trois années d'exil, en Allemagne puis en France, à Dunkerque, Caen, Cherbourg, Lille et Paris.

Prendre des risques en mer plutôt que de végéter dans des campements régulièrement démantelés, c'est l'obsession de dizaines d'Iraniens qui n'hésitent plus à embarquer à bord de canots de fortune pour l'Angleterre, face au cadenassage des passages en ferries et camions à Calais (Pas-de-Calais).

Quelque 500 migrants, en majorité Iraniens, ont cherché à rejoindre l'Angleterre par la mer l'an dernier, en novembre et décembre en particulier ; 276 d'entre eux ont réussi, les autres ont été interceptés par les autorités françaises, selon un bilan du ministère de l'Intérieur.

Entre Boulogne-sur-Mer et Calais, des plages de Wissant, Ambleteuse ou Audinghen, de petits groupes se lancent la nuit à bord de canots pneumatiques parfois gonflés sur place, dotés d'un moteur souvent trop peu puissant pour le nombre de passagers.

"Je vais en trouver un nouveau (bateau), peut-être en Belgique, peut-être en Allemagne, peut-être de quelqu'un en Angleterre. Si on a de l'argent, ce n'est pas un problème", poursuit-il, évaluant à 5.000 euros le prix d'une embarcation, à partager entre les passagers, contre plus de 10.000 euros pour les traversées 'garanties' des passeurs par des camions.

"Peut-être les Européens ont-ils peur de mourir, mais pour nous c'est normal, nous savons que nous allons mourir un jour. Peut-être ici", ajoute-t-il.

UN AFFLUX D'IRANIENS À CALAIS

C'est l'arrivée à Douvres d'un bateau de pêche volé à Boulogne-sur-Mer avec 17 migrants à bord, l'Épervier, le 13 novembre, qui a donné le coup d'envoi de ces traversées, estime le sous-préfet de la ville, Jean-Philippe Vennin. Il cite la forte sécurisation du port de Calais et du tunnel sous la Manche mais aussi une météo favorable comme facteurs d'explication.

"Nous avons des passeurs (...) qui jouent sur le fait qu'il va y avoir prochainement le Brexit pour dire qu'il faut se dépêcher de faire la traversée alors qu'il n'y aura aucune modification dans la législation côté anglais ou français s'agissant du droit d'asile", souligne-t-il en outre.

Les Britanniques, qui participent au financement de la sécurité à Calais, se sont engagés cette année à prendre en charge l'achat par la France de matériel de surveillance pour prévenir ces traversées (drones, radars, vidéosurveillance), a annoncé le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner.

Maya Konforti, figure de l'aide aux exilés au sein de l'association l'Auberge des migrants, relativise la nouveauté de ces traversées et rappelle qu'il y a trois ans déjà, des Iraniens la tentaient.

Des dizaines de ressortissants de la République islamique, kurdes notamment, sont arrivés en septembre et en octobre, en lien avec l'exemption de visa accordée par la Serbie d'août 2017 à octobre 2018 mais aussi aux sanctions rétablies par les Etats-Unis en novembre, décrit-elle.

"Ça avait une réputation d'être extrêmement difficile mais il y a toujours des Iraniens qui l'ont tenté", explique-t-elle. "Ils n'ont jamais eu de système de passeurs organisé".

Cet hiver, clément, avec ses longues nuits et une mer souvent calme, a favorisé encore les passages, estime-t-elle.

Pour entreprendre ces traversées, les migrants se détournent de Calais pour les plages de la côte d'Opale et Boulogne-sur-Mer, à 35 km, où certains ont tenté de partir à bord de bateaux de pêche.

"Pendant le week-end de Noël et du Nouvel an, ils ont dégradé douze bateaux à Boulogne-sur-Mer, dont le mien", indique Stéphane Pinto, vice-président du comité régional des pêches, déplorant l'impact économique de ces vols pour les pêcheurs.

LA MANCHE BIENTÔT UN DEUXIÈME TOMBEAU ?

Qu'ils s'en remettent à un tiers ou tentent eux-mêmes d'organiser la traversée, les migrants sont vulnérables, certains payant leur passage à l'avance pour se retrouver la nuit seuls sur une plage, sans bateau.

Pour l'heure, les autorités ne déplorent aucun naufrage.

"J'espère qu'on n'aura pas des corps qui vont nous revenir sur les rivages", déclare Damien Carême, le maire EELV de Grande-Synthe, où près de 200 migrants sont abrités dans un gymnase ouvert par la ville le 31 décembre dernier.

"Je n'ai pas envie, en ce qui me concerne, que la Manche devienne un deuxième tombeau, comme l'est la Méditerranée aujourd'hui, pour des raisons de mauvaise gestion de l'accueil de ces populations", ajoute-t-il, appelant l'Etat à prendre en charge cet accueil et à délaisser une approche policière qui oblige selon lui "les gens à prendre les risques qu'ils prennent aujourd'hui".

A Calais, où le Défenseur des droits Jacques Toubon a dénoncé en décembre une dégradation de la situation en trois ans, liée notamment à une stratégie policière de "chasse aux points de fixation", entre 540 et 600 exilés vivent dans quatre à cinq campements de fortune, selon les associations l'Auberge des migrants et Salam.

Jeudi matin, à 500 mètres de l'ancienne "Jungle", sur un terrain vague entouré d'entrepôts, des gendarmes dirigent ainsi le démontage d'une soixantaine de tentes, placées dans une benne avec les affaires de leurs occupants. Des migrants, excédés, mettent le feu à des tentes et y lancent des aérosols qui explosent.

"Le danger n'est pas en mer, il est ici, en mer en deux minutes c'est fini, ici c'est tous les jours qu'on nous achève", lance un exilé Iranien. Ces opérations de la police se répètent tous les deux jours, dit-il.

Jean-Claude Lenoir, président de l'association d'aide aux migrants Salam, dénonce sur place ces destructions quasi-quotidiennes : "Depuis vingt ans sous les différents présidents de la République, c'est la première fois que l'on connaît une telle violence de harcèlement psychologique."

"Le seul objectif c'est de détruire, de harceler : dans un quart d'heure quand l'opération sera terminée, les gens se réinstalleront dans une précarité accrue".

(Avec Noémie Olive et Pascal Rossignol, édité par Yves Clarisse)