"La Crise", la comédie visionnaire de Coline Serreau sur les maux de la société française
Sorti en décembre 1992, La Crise de Coline Serreau n'a pas pris une ride. La réalisatrice de Trois hommes et un couffin y dénonce les maux de la société, du racisme à la montée de l'extrême-droite, en passant par la déliquescence de la gauche, l'arrogance de l'individualisme et la malbouffe, tout en mettant en avant les combats féministes et écologistes.
L'idée de La Crise lui est venue en rêvant. "C'était un été. J'avais fait deux rêves. Un premier rêve où je voyais trois hommes penchés sur un berceau. Et un deuxième où je voyais un type qui perdait son boulot et sa femme le même jour." Après avoir demandé conseil à son fils, elle s'attelle à la réalisation du premier rêve et se réserve l'autre, qui donnera naissance à La Crise, pour plus tard.
"Je voulais faire un portrait assez complet de la société", expose-t-elle. "On n'y arrive jamais, mais ce que je voulais, c'était être aussi exhaustif que possible sur toutes les crises. Ce qui est important pour nous, les cinéastes, c'est d'être entendus. Avec l'humour, vous pouvez comprendre toutes les facettes d'un sujet."
Une paix royale
L'histoire de La Crise est simple. Le même jour, Victor est abandonné par sa femme et perd son emploi de juriste. Personne autour de lui ne semble se préoccuper de son sort. La seule oreille attentive qu'il trouve est celle de Michou, un SDF rencontré dans un café qui va vivre à ses crochets.
Le scénario est composé d'une succession de monologues où chacun vide son sac. Tout le monde crie et revendique sans jamais chercher à écouter ou à comprendre son prochain. Un propos résumé par Michou: "Moi je pense que c'est beaucoup plus facile d'être contre le racisme quand on habite à Neuilly que quand on habite à Saint-Denis."
Coline Serreau convainc le producteur Alain Sarde de s'embarquer dans cette aventure. Elle apprécie cet homme discret, "qui comprenait la vie" et avait "un profond respect pour les créateurs". "Le Couffin avait rapporté beaucoup d'argent. À partir de là, on m'a laissé faire ce que je voulais pour La Crise. Alain m'a foutu une paix royale."
"Il avait fait une audition pourrie"
Alors peu connu, Vincent Lindon fait tout pour convaincre Coline Serreau de lui confier le rôle de Victor, que plusieurs stars de l'époque, dont un célèbre acteur-chanteur, avaient refusé, trouvant le personnage falot. "Il a vraiment tout fait", s'amuse-t-elle. "Il m'a acheté un magnétoscope pour que je regarde ses bandes annonces. Je ne voulais pas! Je n'avais pas de télé!"
Dès leur premier rendez-vous, Coline Serreau l'imagine plutôt en Michou. Sans nouvelle de la réalisatrice pendant plusieurs semaines, Lindon achète le jeu Super Mario Land sur Game Boy pour calmer ses nerfs. Puis, gêné par les mauvaises ondes de son studio, il se met à jeter toutes ses affaires, dont ses souvenirs de tournage.
Coline Serreau finit par changer d'avis et appelle Vincent Lindon pour lui proposer le rôle. "Je ne l'appelais pas, parce que je n'en voulais pas!", précise la réalisatrice. "Mais j'avais tort. J'aurais dû sentir plus tôt cette rage qu'il avait de faire le film. Quand un acteur a cette rage, il travaille bien."
Pour Michou, Patrick Timsit est en lice, mais Coline Serreau s'y refuse. "Il avait fait une audition pourrie. Il parlait faux. J'ai dit que je ne le prendrais pas. C'était un rôle trop important, Michou. Puis son agent m’a rappelée et j'ai accepté [de le revoir]. II est venu et [j'ai compris que] c’était vraiment lui qu'il fallait. Je m'étais trompée."
"Quand c'est faux, elle le repère"
Le tournage se déroule en région parisienne entre février et mai 1992. Coline Serreau mène le plateau d’une main de fer. "Elle était très matinale. Elle pouvait commencer ses journées par faire du trapèze puis du violon avec ses enfants. C'est un bourreau de travail, avec beaucoup d'autorité", raconte son ingénieur du son Guillaume Sciamma.
La réalisatrice écoute attentivement la manière dont chacun joue. "C'est une amoureuse de la musique", souligne son directeur de production Claude Albouze. "Les comédiens doivent servir la musique qu'elle a en tête." "Elle a l'oreille absolue", ajoute Catherine Renault. "Quand c'est faux, même sur un mot, elle le repère tout de suite."
"Il était très important pour elle que les gens articulent bien", renchérit Claude Albouze. "Elle ne supporte pas les gens qui mangent leur parole. C'est un peu comme quand on sculpte un morceau de bois. Plus on va profond, plus le dessin va ressortir. Et là, c’est pareil. Il fallait qu'ils sculptent leurs textes."
"La Crise est un film particulier dont la force repose aussi sur ce texte", renchérit Guillaume Sciamma. "De prise en prise, elle accélérait le rythme des scènes. Son inspiration était les comédies des années 1930 d'Ernst Lubitsch et Frank Capra. Elle disait que ce qui faisait le succès et la qualité de ces comédies, c'était la précision du texte."
"Je suis quelqu’un de très exigeant, surtout sur les intonations", reconnaît Coline Serreau. "J'ai joué au théâtre toute ma vie et je sais qu'une intonation peut déclencher un rire immense et une autre non. Vincent comprenait parfois. Ce n'est pas un musicien de formation. Il faudrait que les comédiens soient plus musiciens de formation."
Dévoré par le trac
Le premier jour, Vincent Lindon est dévoré par le trac. "C’était très beau, parce qu’il avait une très grande naïveté", note Coline Serreau. "C’est rare au cinéma, ça. Les mecs veulent toujours jouer des mecs qui savent tout, qui sont au-dessus du truc, lui a accepté de ne pas jouer ça. C'est ce qui fait la force de ce personnage."
Coline Serreau guide Vincent Lindon et lui fait répéter jusqu'à soixante fois le même mot pour que le rythme soit le bon. "Très vite, au bout de 48 heures, elle est rentrée dans le lard de Vincent en lui disant que ça n'allait pas, qu'il devait savoir son texte sur le fil du rasoir", se rappelle Guillaume Sciamma, avant d'ajouter:
"On ne discute pas quand Coline vous assène des recommandations", poursuit le technicien. "On ne change pas une virgule et un mot. On sent bien qu'elle maîtrise son sujet, qu’elle sait ce qu'elle veut. Ça a été un tournant pour Vincent. Jusqu'à présent, il était un petit peu cool et dilettante."
Pour Patrick Timsit, les premiers jours sont aussi difficiles. Idem pour Zabou Breitman, avec qui Coline Serreau s'entend moins bien: "C'est quelqu'un d'assez froid dans son jeu, d'assez peu expressif. Mais il y a des subtilités dans sa manière de dire les textes qui sont extrêmement comiques, ce que je n'avais pas vu tout de suite."
Michèle Laroque, elle aussi à ses débuts, impressionne davantage: "Elle avait une maîtrise parfaite du texte et du débit", loue Guillaume Sciamma. "Alors elle, alors elle!", s'exclame Coline Serreau. "Peu importe son trajet après, ça ne me regarde pas, mais avoir cet outil-là dans les pattes, c'est quelque chose. Elle a un comique intrinsèque."
Des dizaines de prises
Pour obtenir ce qu'elle cherche, la réalisatrice multiplie les prises par dizaines. "Coline faisait 10-12 prises pour casser complètement l'interprétation que voulait tel ou tel comédien puis elle reconstruisait comme elle le voulait", se souvient Claude Albouze. Une scène dans un bar entre Lindon et Timsit est ainsi refaite deux jours de suite.
"On tournait en pellicule", complète Claude Albouze. "Assez rapidement, ma courbe de consommation de pellicules a grimpé en flèche. Je vois encore le chef opérateur Robert Alazraki catastrophé. Je commandais de la pellicule tous les trois jours." Cette exigence effraie l'équipe: "Tout le monde avait peur qu'un truc ne plaise pas à Coline."
Mais les rushes étaient toujours parfaits: "Alain Sarde était content. Elle a sa méthode de travail. Il faut faire avec. Elle n'aurait pas changé de méthode." Son travail sert par ailleurs de modèle à ses confrères, notamment la scène où Victor aide Michou à préparer un appel. Francis Veber la reproduira dans Le Dîner de con (1998).
"C’est du copié-collé, mais c'est de bonne guerre", réagit Coline Serreau. "Molière a plagié Plaute. Shakespeare a repris à son compte tous les grands mythes et les contes populaires. Oui, [Veber] s'en est servi. Vous croyez que je n'ai pas regardé toutes les comédies? Il faut avoir aussi cette culture."
De la dentelle
La fameuse tirade de Maria Pacôme sur la liberté amoureuse est aussi mémorable grâce à cette méthode. Son tournage fut "assez douloureux", révèle Guillaume Sciamma: "La magie du montage fait qu'on ne s'en rend pas compte." Dotée d'une grande puissance comique, l'actrice jouait sur le plateau comme au théâtre:
"À cette époque-là, les comédiens de théâtre pensaient que, au cinéma, on leur donnait le script le matin et que, comme c'était très découpé, ils arriveraient à s'en sortir", rappelle Coline Serreau. "Maria n'était pas préparée. Elle connaissait un peu le texte, mais pas assez pour aller au rythme où je voulais qu’on aille. On a fait 17 ou 18 prises."
La scène a été reconstruite au montage: "Dans le film, c'est fluide, c'est de la pure dentelle. On a collé le son d'une prise sur une autre. Comme je suis assez précise dans les textes, les prises sont toujours les mêmes. Ça collait. Ce qui n'empêche en rien son génie. Dans chaque prise, il y en avait un bout."
La scène lui avait été inspirée par sa mère. "J'en avais tellement sur la patate que c'est sorti tout seul. Une mère peut être heureuse sexuellement sans ses enfants. La maternité, c'est une période dans la vie d'une femme. Cette société où la mère est collée à ses gosses comme un scotch, où on ne les laisse pas vivre, c'est non."
Dépouillement absolu
À rebours des comédies traditionnelles et du rythme effréné du film, la bande originale est composée uniquement de morceaux de violoncelle. Alors que La Crise explore la société française dans ce qu'elle a de plus brutal, l'action se déroule dans des décors dépouillés au maximum, plongeant ses personnages hors du temps.
"J'ai interdit tout accessoire", insiste la réalisatrice. "Je n'en pouvais plus de ces pauvres décorateurs qui vous remplissent le cadre de choses totalement inutiles qui ne disent rien à part vaguement une condition sociale." "Coline, par son habitude du théâtre, sait ce qui est signifiant dans un décor", glisse Robert Alazraki.
Coline Serreau avait même souhaité au départ aller plus loin dans l'abstraction et avait envisagé de tourner tout le film sur un mont dans la Drôme, dont elle est originaire. Fille de deux grandes figures du théâtre d'après-guerre, elle rêvait de bâtir au sommet d'une colline, en plein air, un décor très stylisé composé juste de portes et de cloisons.
"Alain Sarde était un peu catastrophé, parce que lui n'avait pas l'intention de produire une comédie dans ce style-là. Auprès du public, ce n'était pas très vendeur. Finalement, on a réussi à la convaincre", se remémore Claude Albouze. "C'était passionnant de travailler avec elle. Chaque jour, on découvrait des choses."
Pas de gags visuels
Inspirée par la peinture hollandaise, la lumière, chaude et orangée, est à l'opposé de ce que l'on voit traditionnellement en comédie. "Coline m'a poussé dans des directions que j'aimais beaucoup", indique Robert Alazraki. "Au début, on est un peu choqué par cette violence des couleurs, puis on s'habitue."
Ce choix déconcerte: "On a eu beaucoup de mal à l'étalonnage [qui consiste à ajuster et modifier les images, NDLR]. L'étalonneur refusait de travailler pour une question de goût. Il me disait qu'on ne pouvait pas proposer une image aussi contrastée parce qu'on ne verrait rien à la télévision. J'ai été obligé de faire intervenir Coline."
Fidèle à ce dépouillement, la réalisatrice s'appuie uniquement sur les situations et des répliques cinglantes pour susciter le rire. Elle refuse les gags visuels. "Les seuls gags vraiment drôles, ce sont les gags de situation, quand un personnage est embourbé dans ses contradictions. Si les gags n'ont pas de sens, ça ne vaut pas le coup."
La réalisatrice s'en autorise une poignée dans La Crise. Elle laisse au montage une chute imprévue de Patrick Timsit, qui la fait mourir de rire. Dans une autre scène, située au début du film, un luthier ressemble ainsi à Trotski, "car il est le grand réparateur", précise la réalisatrice.
"Un écho dans un temps très long"
La Crise sort le 2 décembre 1992, accompagné d'excellentes critiques. Le Monde, notamment, salue un "antidote à la morosité ambiante". Le public accepte la prescription: avec 2.354.309 entrées, c'est un nouveau succès pour Coline Serreau, sept ans après les dix millions d'entrées de Trois hommes et un couffin.
"Sarde venait avec moi en salles et on se marrait. On était sidérés de voir la folie des réactions", se souvient-elle. "Je suis toujours très heureuse du succès, je l'espère toujours plus immense. Et je suis toujours très prudente en me disant: ne deviens pas bête avec ce succès, continue à apprendre, tu as plein de choses à améliorer, à savoir."
La Crise est nommé à sept reprises aux César dans les catégories meilleur film, meilleur scénario original, meilleur acteur (Vincent Lindon), meilleur acteur dans un second rôle (Patrick Timsit) et meilleure actrice dans un second rôle (Zabou Breitman, Michèle Laroque et Maria Pacôme).
Éclipsé par Indochine et Les Nuits fauves, La Crise ne récolte que le prix du meilleur scénario. "Ça leur arrachait la gueule de reconnaître le pouvoir de création total d'une femme", dénonce Coline Serreau. Occupée le soir de la cérémonie par sa nouvelle pièce Quisaitout et Grobêta, elle enverra Alain Sarde récupérer son prix.
La Crise marque pour la réalisatrice le début d'un nouveau cycle: elle retrouvera quatre ans plus tard Vincent Lindon pour La Belle verte. Un film aussi visionnaire qu'ambitieux, qui sera son échec le plus important, avant de devenir culte au début du nouveau millénaire, comme La Crise.
"Je veux que mon œuvre ait un écho dans un temps très long", insiste-t-elle. "J'essaye de faire une prospection intellectuelle sur ce que va devenir la société pour que ce que je fais ne soit pas périmé dix ans après comme la plupart des choses que l'on voit maintenant, et surtout le cinéma des hommes."