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Crimes de guerre présumés en Ukraine : entre horreur et quête de justice

Après avoir témoigné des deux premières semaines de guerre en Ukraine, je suis retournée dans la région de Kyiv quelques semaines plus tard pour y plonger dans une toute autre atmosphère. La vie reprenait lentement son cours dans la capitale ukrainienne, à peine deux semaines après le retrait des troupes russes de la région. Je savais que la vue des passants qui étaient de retour dans les rues de Kyiv, et les parterres de tulipes éclatants qui avaient fleuri sur la place Maidan, contrasteraient avec ce qui m'attendait dans les faubourgs de la capitale.

J'étais revenue en Ukraine, pour documenter les crimes de guerre présumés commis dans la région à la suite de l'occupation russe. Ce qui était autrefois des banlieues et villages tranquilles de la périphérie de la capitale, offre désormais le spectacle de ruines, où sont amoncelées les plaies ouvertes de celles et ceux qui ont vécu des semaines d'horreur.

Intarissable, Sasha relate le cauchemar qu'il a vécu dans son quartier d'Irpin, aux portes de Kyiv. Plusieurs de ses voisins ont fait l'objet d'exécutions sommaires. Une ombre traverse son regard, lorsqu'il désigne l'endroit où il a vu son ami Sania se faire tirer une balle dans la tête par un soldat russe. Le jour où nous le rencontrons, cela aurait été l'anniversaire de Sania.

Les récits de ceux qui veulent que le monde connaisse leur histoire sont font de plus en plus effroyables à mesure que je poursuis mon voyage dans l'indicible. À Borodyanka, j'assiste à l'une des nombreuses exhumations de corps de civils qui avaient été temporairement enterrés dans des cours et des jardins pendant l'occupation. "Regarde comme il était beau !" s'écrie Nadiya, en me montrant une photo de son fils Constantin, 34 ans, prise la veille de sa mort. Son corps gisait à présent, à nos pieds, méconnaissable. Les larmes s'écoulent sur le visage de Nadiya, penchée au dessus du cadavre de Constantin, dont la bouche est figée dans une grimace de douleur.

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Nadiya pleure son fils de 34 ans, Constantin - Euronews

"Une armée n'attaque pas les enfants et les grands-mères, mais eux, c'est ce qu'ils ont fait !"

En progressant entre les ruines et les carcasses de véhicules incendiés empilées le long des routes, nous nous arrêtons dans le village d'Andriivka qui a été sous occupation pendant un mois. La rue principale est encore jonchée de fragments d'armes russes, de clous de bombes à fragmentation, et de têtes d'obus dont certaines n'avaient pas encore explosé.

Mykola dit n'avoir plus assez de larmes pour pleurer son fils, abattu dans la rue. "Ils ont dit qu'il transmettait des informations par téléphone, sur la position de la colonne de chars russes," explique-t-il. "Ce sont des bêtes, ce n'est pas une armée ! Une armée n'attaque pas les enfants et les grands-mères, mais eux, c'est ce qu'ils ont fait !"  poursuit-il, avant d'ajouter, avec dépit : "C'était des gosses de 18 ans. Certains d'entre eux pleuraient et disaient qu'ils ne voulaient pas venir ici, qu'ils avaient été forcés et qu'on leur avait dit que c'était seulement pour un entraînement de deux jours !"

Quelques kilomètres plus loin, à Makariv, nous assistons à une autre exhumation : les dépouilles de trois membres d'une famille, morts brûlés dans leur voiture, mitraillée par les forces russes alors qu'ils tentaient de fuir de la ville alors occupée, par un couloir humanitaire. En observant la scène, un homme nous prend à part. Il veut nous faire rencontrer une femme vivant à proximité, violée par un soldat russe pendant l'occupation. Nous la trouvons à son travail, à l'hôpital local. Elle rassemble ses forces pour raconter son histoire, "afin que le monde sache". La voix étranglée, elle peine à décrire la scène de viol. Et ne peut retenir ses larmes en évoquant l'agonie de son mari, abattu d'une rafale de balles, alors qu'il tentait de l'aider. Des soldats des services de renseignement russes, qui patrouillaient dans le quartier, l'ont libérée de son bourreau. "Après la libération, j'ai appris que ceux qui m'avaient fait ça avaient enlevé une autre femme ; ils l'ont violée et égorgée. Si les hommes du renseignement russes n'étaient pas arrivés, je ne serais plus là,"  murmure-t-elle.

Un témoignage rare. Le traumatisme et la peur sont tels que peu de victimes de viols sont prêtes à témoigner, dit Larisa, une avocate qui aide plusieurs victimes de viols commis par des soldats russes. Parmi ses clients, une mère et sa fille, violées par des soldats pendant plusieurs jours sous les yeux l'une de l'autre. Leurs mains ont été cassées par leurs agresseurs. "Elles n'avaient aucun moyen de se défendre ou de s'échapper." Un cas parmi tant d'autres qui prouvent que "le viol est systémique, utilisé comme une arme de guerre", dit l'avocate.

"Je veux que le monde sache ce qui s'est passé"

Une guerre qui hantera Olga  à jamais. Elle vit désormais seule avec son chagrin dans sa maison de la ville de Bucha où se sont déroulées quelques-unes des pires atrocités commises dans la région de Kyiv qui aient été portées à la connaissance du public. D'une voix lente et posée, elle raconte: son mari, vu pour la dernière fois alors qu'il sortait d'un centre de distribution alimentaire pendant l'occupation, a été retrouvé dix jours plus tard dans une morgue. "Ils lui ont brisé le crâne et les os," .Déroulant ses souvenirs, elle décrit le rugissement des tirs et des explosions, le défilé des chars russes et la terreur. "Ils ont tué, torturé et fait des choses horribles !" s'écrie Olga, cachant son visage dans ses mains, avant de se reprendre, et, fixant la caméra : "Ils ont dit qu'ils étaient venus pour nous libérer, mais de qui et de quoi ? Ils nous ont libérés de tout, de la vie elle-même. J'attends chaque jour que mon mari rentre du travail, mais il ne reviendra jamais."  Son regard clair, perdu dans l'infini de l'horreur, s'enfonce dans le silence.

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Tetiana veut obtenir justice pour sa mère abattue par un sniper - Euronews

Un silence que Tetiana, 20 ans, ne laissera pas s'abattre sur ce qui est arrivé à sa mère, tuée d'une balle entre les deux yeux par un sniper russe, devant elle et son père. Tetiana trouve le courage de nous emmener sur les lieux de la tragédie. À bout de souffle, elle a décrit le coup de feu, la chute de sa mère, le sang coulant sur l'asphalte. "Je ne peux pas garder le silence, je veux que le monde sache ce qui s'est passé. Peut-être qu'un jour, on saura qui l'a fait et ainsi, on obtiendra justice," .

Quête de justice

Plus de 11 000 cas de crimes de guerre présumés commis par des soldats russes contre des civils ukrainiens ont été enregistrés à ce jour par le Bureau du Procureur général en Ukraine. Au moment où je quitte le pays, plusieurs procédures de poursuites ont été lancées contre des soldats russes.

Alors que la guerre continue de faire rage, la liste lugubre s'allonge de jour en jour. Je pense à Tetiana, Olga, Sasha, Nadiya, Mykola et tant d'autres alors que notre reportage est sur le point d'être diffusé. Pour relayer leurs paroles, comme une petite contribution à la quète de justice d'hommes et de femmes qui ont décidé de faire connaître leur histoire au monde entier.