Coût jugé exorbitant, "emplois artificiels"... Cette aide pourrait faire l'objet d'importants coups de rabot dans les prochains mois
D'après une étude de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), la réforme de l'apprentissage promulguée en 2018 pèse très lourdement sur les finances publiques.
Un véritable gouffre financier, pour un résultat "en trompe-l'œil". Depuis son adoption en septembre 2018, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel a profondément transformé le statut de l'apprentissage en France, devenu l'un des principaux moteurs de la création d'emplois dans le pays.
Ces derniers mois, plusieurs études ont toutefois montré que cette mutation accélérée pèse considérablement, et de plus en plus, sur les finances publiques. En décidant d'exonérer les entreprises de la grande majorité des coûts de la formation professionnelle, l'Etat semble ainsi avoir ouvert une véritable boîte de Pandore budgétaire, avec des conséquences immédiatement observables.
La formation professionnelle, poste majeur de dépenses publiques
Il y a quelques mois, un rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) avait ainsi révélé que pour l'ensemble de la filière de la formation professionnelle, "la dépense nationale a connu une augmentation de 51 % depuis 2020 pour atteindre 32 milliards d'euros en 2022, l’État en étant le principal financeur".
Ces ordres de grandeur correspondent à une étude récemment publiée par l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et s'intéressant spécifiquement à l'apprentissage. Relayée par La Tribune, cette dernière estime en effet que dans ce domaine, "le coût pour les finances publiques a été multiplié par 3,5, entre 2018 et 2024".
Le coût annuel de l'apprentissage évalué "évalué entre 22 et 25 milliards d'euros"
Dans une interview accordée à l'hebdomadaire d'actualités économiques, l'auteur de l'étude Bruno Coquet affirme même que le "coût (annuel) des aides à l'apprentissage est évalué entre 22 et 25 milliards d'euros" à l'heure actuelle. Comment en est-on arrivé là et quelles sont les risques associés à ce financement public massif ?
Qualifiant, en préambule de son interview à La Tribune, la loi de septembre 2018 de "très bonne réforme", Bruno Coquet explique ensuite qu'elle a installé des mécanismes d'aide qui ont "entraîné un élargissement considérable de l'offre de formation. Ces soutiens ont rendu gratuites des études dans l'enseignement supérieur qui étaient auparavant payantes. Cela a conduit à une explosion des entrées en apprentissage."
Le nombre d'entrées en apprentissage multiplié par 2,7 entre 2018 et 2023
Visant à faciliter l'embauche dans le secteur privé d'étudiants en alternance, la réforme a bien eu les effets escomptés sur ce plan. L'IGF note ainsi qu'"entre 2018 et 2023, le nombre d’entrées en apprentissage a été multiplié par 2,7 en passant de 321 000 à 852 000." Du côté des employeurs, la perspective de pouvoir accéder à plusieurs paliers de financement public semble toutefois avoir été le moteur principal de cet élan.
"Il y a l'aide accordée aux employeurs et dès que le contrat est signé, d'autres mécanismes d'aides publiques s'enclenchent", illustre ainsi Bruno Coquet, qui mentionne notamment "des exonérations de cotisations sociales salariales sur la CSG et la CRDS pour les apprentis, ce qui est unique dans le monde du travail". "Et depuis 2018, ajoute l'économiste, les contrats en apprentissage sont éligibles aux allègements généraux de cotisations sociales employeur."
"Jamais en France, un emploi n'a été aussi soutenu"
Cette nouvelle donne du financement public de l'apprentissage a ainsi provoqué des effets d'aubaine dans le secteur privé, qui se sont gravement accentués à partir de 2020 et de la mise en place de l'aide à l'embauche pour un contrat d'apprentissage. Prévu au départ pour une période allant de juillet 2020 à décembre 2022, ce dispositif a ensuite été prolongé pour les années 2023 et 2024, avec des effets dévastateurs pour les finances publiques.
"Le problème vient surtout de l'aide exceptionnelle mise en œuvre à partir de 2020 dans le cadre du plan de relance, confirme Bruno Coquet, toujours cité par La Tribune. Cette aide avait vocation à couvrir 100% du coût du travail pour la plupart des apprentis. Cela a déclenché un effet d'aubaine gigantesque. Jamais en France, un emploi n'a été aussi soutenu, que ce soit dans le secteur public ou privé."
La taxe d'apprentissage insuffisante pour financer les coûts pédagogiques
Saisissant l'opportunité de ces emplois à moindre coût, les entreprises ont donc recruté des apprentis à tour de bras, principalement aux frais du contribuable. Entre 2018 et 2024, certaines dépenses structurelles ont ainsi augmenté de manière presque exponentielle, à l'image des coûts pédagogiques de ces contrats d'alternance, "passés de 1,4 milliard à près de 10 milliards d'euros sur la période" selon La Tribune.
"En théorie, l'État est responsable de l'éducation et les entreprises sont responsables de la formation professionnelle, rappelle Bruno Coquet. Normalement, c'est la taxe d'apprentissage qui devrait financer les coûts pédagogiques. Or, la taxe d'apprentissage rapporte environ 4 milliards d'euros. Et les dépenses de France Compétences s'élèvent à 9,5 milliards. Il y a un écart de 5,5 milliards d'euros. Cet écart est comblé par des amendements budgétaires. Ainsi plus de la moitié du coût pédagogique n'est pas prise en charge par les employeurs. Il y a un sujet pour équilibrer cette prise en charge."
Vers une baisse des aides publiques à l'apprentissage dans le budget 2025 ?
Alors que le déficit public n'a cessé de se creuser ces dernières années, au point que certains analystes le jugent aujourd'hui "incontrôlable", les débats autour du budget 2025 et de la nécessité de réduire les dépenses promettent d'être particulièrement tendus à l'Assemblée nationale dans les prochaines semaines.
Dans ce contexte, les dispositifs d'aide à l'apprentissage, régulièrement épinglés par des organismes publics comme l'IGF ou la Cour des Comptes pour leurs coûts jugés exorbitants, pourraient faire l'objet d'importants coups de rabot. Avant de passer la main à la future équipe dirigée par Michel Barnier, le gouvernement démissionnaire a récemment préconisé une baisse des dépenses dans ce secteur.
200 000 "emplois artificiels" directement menacés
Comme le souligne Bruno Coquet dans son interview à La Tribune, le risque est toutefois de provoquer l'éclatement de cette bulle de l'alternance créée, à coups de financement public, par la réforme de 2018. "Sur le chômage des jeunes, c'est un succès en trompe-l'œil, juge l'économiste de l'OFCE. C'est un succès incontestablement, car il y a eu une campagne de promotion incroyable. Il restera toujours plus d'apprentis qu'avant la réforme. Mais une fois que les aides vont se resserrer, les effets d'aubaine vont baisser et mécaniquement le nombre d'apprentis va diminuer."
"Il y a beaucoup d'emplois artificiels, poursuit le chercheur. La Dares et l'OFCE avaient estimé leur nombre entre 200 000 et 250 000, il y a deux ans. Tous ces emplois pourraient disparaître. Certains emplois en apprentissage se sont substitués à des contrats en CDD ou CDI, car ils coûtaient moins cher. Ces effets de substitution ont été estimés à 200 000."
Pour ne rien arranger à cette situation potentiellement explosive, aucune contrepartie n'a été demandée aux entreprises bénéficiant de ces aides, comme le rappelle L'Humanité. Dans ces conditions, il est particulièrement difficile d'imaginer comment l'Etat pourrait être en mesure d'imposer au secteur privé le maintien de ces emplois s'il décide de diminuer l'investissement public dans l'apprentissage.