"Pour les courses, on divise à la gorgée?": quand l’argent sème la discorde lors des vacances entre amis
Il y a trois ans, Dimitri s’envolait pour New York avec son groupe d’amis, sans s’imaginer que tout ne se passerait pas vraiment comme prévu. Le jeune Normand raconte aujourd’hui que pendant les trois derniers jours, les six amis ont préféré visiter la ville chacun de leur côté après s’être sérieusement pris la tête sur des questions d’argent.
"On s’est fait la gueule sur toute la fin du voyage, même pendant le vol retour jusqu’à (l’aéroport) Charles de Gaulle", raconte ce chargé de communication dans une petite commune de l’Eure, âgé de 31 ans.L’obsédé du "tricount" vs "le mec qui chipote"
En cause: l’explosion du budget sur lequel ils s’étaient mis d’accord avant le séjour. À chaque voyage, le groupe met en place un tableau Excel bien rodé afin d’évaluer le détail des coûts à prévoir. Mais Dimitri reproche à ses amis Parisiens de ne jamais se tenir au budget qu’ils s’étaient fixé.
"Vu qu’on travaille dans le même secteur d’activité, ils ont tendance à oublier qu’on n'a pas le même salaire: eux bossent à Paris et moi en province. J’ai clairement une limite qu’eux n’ont pas et à chaque fois, c’est comme si l’euphorie du voyage leur faisait perdre toute perception de réalité", râle le jeune trentenaire, qui regrette de "toujours passer pour le mec chiant, qui chipote et ne sait pas s‘amuser".
"Ça m’embête d’être tout le temps vu comme le casse-couilles, c’est frustrant de ne pas pouvoir suivre ses meilleurs potes dans leurs délires. De leur côté, eux ne comprennent pas que je refuse qu’ils me payent des choses. Mais c’est hors de question: j’aurais vraiment l’impression de demander l’aumône".
Dimitri raconte que les tensions ont commencé lorsqu’il a refusé de faire moitié-moitié sur la note des restaurants, ne buvant pas d’alcool contrairement à ses amis qui avaient commandé plusieurs cocktails. Et la goutte d'eau a été son refus d’aller visiter un gratte-ciel -dont l’entrée coûtait plus de 70$- qui n’était pas prévu dans le plan initial.
Les bons comptes font les bons amis
C’est pour cette raison qu’il y a quelques mois, Morgan Guillesser a fait le choix -plus radical- de faire une croix sur un voyage en Turquie avec ses amis, qui envisageaient un séjour long et onéreux au Moyen-Orient. Quoiqu’un peu gêné par la situation, le jeune homme de 27 ans juge crucial d’évoquer ces sujets avec "transparence", au risque de faire naître des tensions ou incompréhensions.
Activités, destination, type de logement, moyens de transports… En groupe, Morgan Guillesser trouve "primordial de budgétiser un peu tout ça" et "de voir si on s’accorde sur un programme". Le cas échéant, "il vaut mieux savoir le dire".
"Là en l’occurrence je les voyais parler de villa, de jet ski en pleine saison touristique… J’ai dû leur dire que je ne serai pas de la partie car ça serait trop cher pour moi. J’étais en pleine reconversion professionnelle", se remémore-t-il.
"La question se posait beaucoup moins lorsqu’on était tous étudiants parce qu’on avait tous à peu près la même manne financière", analyse le jeune homme. "Les accrochages commencent quand on entre sur le marché du travail… Parce qu’évidemment en fonction des secteurs et des positions qu’on occupe, notre pouvoir d’achat peut être très disparate".
Morgan Guillesser a le souvenir d’amis qui travaillaient dans la gestion de patrimoine -et gagnaient très bien leur vie- qui pouvaient s’impatienter lorsque des membres du groupe étaient réticents à dépenser certaines sommes d’argent, notamment au restaurant ou en boissons en soirée.
Des compromis au milieu des habitudes de consommation
"Leur mentalité, c'était que les vacances étaient un sas de décompression, qu’il fallait profiter quitte à se lâcher un peu sur le budget", raconte le Chartrain, qui se rappelle qu’il avait été compliqué de leur faire comprendre qu’ils avaient la chance de gagner plus de 3000 euros nets par mois, alors que certains dans leur groupe d’amis gagnaient à peine plus du Smic. "C’est dur de trouver une espèce d’harmonie là-dedans", résume Morgan, qui estime que cet aspect des vacances entre amis requiert beaucoup d’énergie.
"Rien d’étonnant là-dedans", pour Hélène Gorge, sociologue spécialisée dans la consommation et maître de conférence à l’université de Lille, qui rappelle que la consommation est "un champ identitaire énorme" chez les individus. "On se définit par sa façon de consommer: Mange-t-on de la viande? Consomme-t-on bio? Boit-on de l’alcool? Est-on plutôt grands hôtels ou camping?"
Selon elle, les classes sociales et leurs habitudes de consommation ne sont plus aussi codifiées et figées qu’avant. "Malgré tout, au fil de nos vies, on est amenés à développer des manies, des manières de consommer qui nous sont propres et il n’est pas surprenant que lorsqu’un groupe -par définition hétérogène- cohabite, cela fasse émerger des divergences", développe-t-elle. "Il s’agit ensuite de voir si on est prêt à faire des compromis ou pas".
C’est pour cela que les applications de partage d’un budget commun, qui se sont multipliées ces dernières années, peuvent être un bon moyen d’éviter les conflits. Splitwise, ABCBA ou encore Tricount, ont déjà séduit des millions d’utilisateurs à travers le monde en permettant aux membres d’un même groupe d’ajouter leurs dépenses au fur et à mesure. L’application met alors en évidence l’équilibre des finances, "qui doit quoi à qui".
Mais cette application n’est pas toujours la solution miracle pour passer des vacances sereines. Morgan Guillesser a aussi fait l’expérience de vacances compliquées avec des amis qu’il a surnommés "les névrosés du Tricount". Des gens qui étaient au centime près et avaient pour obsession que les comptes soient à l’équilibre tout au long du voyage, au lieu d’attendre que les uns les autres ne se remboursent mutuellement à la fin du séjour.
"Pour les courses, on divise à la gorgée?""C’est agaçant pour rien… Ça crispe tout le monde alors qu’au final ça ne change strictement rien qu’on soit à l’équilibre maintenant ou dans 15 jours", persiste cet habitant de Chartres.
D’autres, encore, peinent à s’accorder sur la manière de diviser les frais. Anne-Sophie par exemple n’est pas près d’oublier le jour où sa cousine a voulu payer leur camping en Espagne moitié-moitié alors qu’elle et sa famille étaient 5 -un couple et 3 enfants- contre deux pour Anne-Sophie. "Je ne m’étais pas laissée faire et elle avait pourri les 10 jours", raconte cette femme de 42 ans, qui vit à Créteil.
Cette quadragénaire rage encore lorsqu’elle repense au "culot" de cette membre de sa famille. "Il y avait eu une grosse engueulade à l’arrivée, on a finalement payé au pro-rata, mais l’ambiance a été nulle tout le reste des vacances. Elle et son mari nous lançaient des piques pour tout et pour rien, en sous-entendant que nous étions radins".
"Une fois, ils nous ont sorti: ‘Pour les courses on divise en deux ou on paye à la gorgée?’", se souvient-elle.
Anne-Sophie n’a jamais réitéré l’expérience de vacances avec cette cousine et désormais, elle ne part qu’avec des proches arrangeants, dont elle partage la vision des choses.