Corps étranger : "Raconter l’immigration du côté de la circulation du désir entre personnages"

AlloCiné : Quel a été l’élément déclencheur de ce film ?

Raja Amari, réalisatrice et scénariste : C’est venu il y a quelques années en fait. Je voulais écrire un film sur l’immigration, mais partir de personnages avec un parcours qui n’est pas forcément un parcours attendu. Raconter l’immigration du côté de la circulation du désir entre les personnages, pas forcément d’un point de vue strictement politico-social. Cet aspect est là, mais je voulais le laisser au second plan. Mettre en avant des personnages avec leurs contradictions, avec leurs passions. La trahison qu’ils peuvent avoir les uns par rapport aux autres, même s’ils viennent des mêmes origines. Je voulais leur rendre quelque chose de plus humain et différent de ce qu’on voit dans les médias.

Pour moi qui dit immigration dit changement de territoire, dit traversée… Mais pour moi, le corps aussi est un territoire. Approcher l’autre est aussi un geste fort, un dépassement ; à la fois un dépassement de soi et dans tout ce que ça implique. Je voulais qu’ils soient aussi dans cette relation d’attraction, de rejet. Comment ce rapprochement du corps de l’autre peut intervenir. Pour moi, ces deux notions se rapprochent quelque part.

Je me suis dit que quelque part trois personnages qui viennent des mêmes origines peuvent être aussi étrangers les uns par rapport aux autres, et cette étrangeté est à la fois émotionnelle mais aussi corporelle, sexuelle. Je voulais décliner ça à tous les aspects, et à l’intérieur de ça, ces trois personnages vont changer, se reconstruire autrement.

C’est surtout le parcours des personnages des deux femmes qui finalement vont se réconcilier malgré tout ce qui passe dans le film. Se réconcilier avec leur passé et retrouver finalement une paix intérieure, même si elles sont dans un monde tragique. La fin du film se passe dans un cimetière en face de la Méditerranée. La Méditerranée est belle mais c’est un immense cimetière aussi aujourd’hui. Je voulais que le parcours des personnages soit au diapason avec ce monde qui est aussi tragique.


La réalisatrice Raja Amari au micro d'AlloCiné

Salim, qu'est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans ce projet ?

Salim Kechiouche, acteur : Déjà le travail de Raja. J’avais vu Satin rouge. J’ai aimé son travail. Je trouve qu’il a un côté assez charnel et sensuel. Ensuite c’est la rencontre avec elle. Et ce personnage d'Imed : pour moi il y avait un challenge, d’interpréter ce migrant tunisien. Je ne suis pas tunisien d’origine, je suis français, j’ai du apprendre à parler la langue tunisienne.

C’est d’entrer dans la peau de ce personnage aussi, qui n’a pas les mêmes codes que moi, qui est en France depuis quelques années, qui est clandestin, et qui va essayer de naviguer dans ce trio, ce trio de désir qui est balloté entre deux femmes à fort caractère, que ce soit Hiam Abbass ou Sara Hanachi qui sont les deux protagonistes du film. Je trouvais ça assez fort d'être filmé à travers le regard d'une femme, entouré par des femmes, et avoir ce personnage un peu en fragilité. Lui essaye d'être le personnage fort, ancré dans la tradition, mais en même temps va se retrouver dans le trouble du désir et la fragilité.

Raja, vous retrouvez la comédienne Hiam Abbass après Satin rouge. Avez-vous immédiatement pensé à elle ?

Je suis passée par plusieurs versions du scénario. C’est vrai qu’au début, je ne l’ai pas forcément écrit pour Hiam.  Mais plus les versions se précisaient, plus je voyais Hiam qui apparaissait comme une évidence. Surtout qu’on avait très envie de travailler ensemble depuis très longtemps, depuis mon premier film Satin rouge où l’on s’est rencontrées. On a une relation de complicité, d’amitié, et j’ai vu l’évolution d’Hiam après ce film dans d’autres cinématographies. On a beaucoup parlé du fait de retravailler ensemble. Là c’était l’occasion de se retrouver.


Salim Kechiouche

Aviez-vous des références en tête au moment de la réalisation ?

Raja Amari : Dans ce film, j’ai pensé beaucoup à Fassbinder, dans la relation entre les personnages. Evidemment il y a le film Tous les autres s’appellent Ali, où il est aussi question d’immigration et le désir est là. Pour parler des classiques, Pasolini. Après il y a la cinématographie tunisienne qui est en pleine évolution aujourd’hui, vu les événements politiques. C’est une combinaison de plein de choses, j’ai des références très différentes.

Est-ce que le film a déjà été présenté en Tunisie et comment a-t-il été accueilli ?

Raja Amari :  Oui, le film est déjà sorti en Tunisie. L’accueil était bon. C’est vrai que j’appréhendais un peu, j’appréhendais la sortie tunisienne, mais évidemment il y a des gens qui ont rejeté certains aspects du film, mais ceux qui l’ont aimé l’ont beaucoup défendu. Ce qui est intéressant aujourd’hui en Tunisie, c’est que la parole s’est libérée. On a fait beaucoup de débats publics avec le film. Ce qui est agréable, c’est qu’il y a un nouveau souffle, et les choses se passent beaucoup dans le débat. Il y a des débats très contradictoires, mais j’ai l’impression que le dialogue prime, et ça c’est important.

La bande-annonce de Corps étranger :