Coronavirus : la précarité à l’épreuve du confinement

Coronavirus : la précarité à l’épreuve du confinement

L’irruption du Covid-19 et l’entrée en vigueur du confinement ont durement frappé les personnes en grande précarité, accentuant leur détresse et leur isolement. D’abord prises de cours par le phénomène, associations et institutions ont peu à peu regagné du terrain pour leur venir en aide. Mais la route est encore longue.

D’ordinaire à l’arrivée des beaux jours, la queue qui serpente devant le Carreau du Temple, dans le 3è arrondissement de Paris, est peuplée d’amateurs d’art urbain venus assister à l’Urban Art Fair, la foire internationale qui lui est consacrée depuis 2016. En ce jeudi matin toutefois, point d’esthètes à l’horizon. D’autres silhouettes, parfois barrées d’un masque, patientent à bonne distance les unes des autres, dans l’attente d’un soutien devenu plus que jamais vital avec l’entrée en vigueur du confinement.

Depuis le 23 mars dernier, sous l’impulsion de la Ville de Paris, l’établissement s’est mué en accueil de jour pour personnes en difficulté. L’association Aurore a investi les lieux dès leur ouverture, suivie une semaine plus tard par le Samu Social. À l’intérieur, les cimaises ont laissé place à des tréteaux sur lesquels sont empilés les paniers repas préparés par l’association. Environ 400 personnes en bénéficient quotidiennement, pendant que 200 autres suivent le parcours fléché au bout duquel les attendent les produits de première nécessité (vêtements, produits d’hygiène, lait maternel, couches…) mis à leur disposition par le Samu Social.

Entre 10 et 13 professionnels, issus de tous les services de l’institution et volontaires, sont présents chaque jour sur place. “Chacun apporte sa compétence, c’est très intéressant en termes de travail d’équipe, relève Delphine Magre, coordinatrice de l’opération. On a par exemple quelqu’un qui est spécialisé dans les personnes de plus de 60 ans.” A l’image d’Alain, que la jeune femme a repéré dès son arrivée. Les traits tirés, tout juste adoucis par un timide sourire, le septuagénaire pourrait être emporté par la première brise. “Petite mine Alain aujourd’hui. Venez avec moi, quelqu’un va s’occuper de vous”, s’empresse d’indiquer Delphine en avisant les deux gros sacs qui entravent la marche du nouvel arrivant.

500 millions de personnes menacées par la misère

“On essaye toujours de nouer un rapport de confiance avec les gens, de cibler leur profils et de s’occuper d’eux au cas par cas s’ils nous sollicitent, explique la jeune femme après avoir conduit Alain à l’intérieur. S’ils sont réceptifs, on leur fait passer un entretien, pour évaluer leurs besoins et leur proposer un accompagnement. L’action menée au Carreau est temporaire. Mais l’enjeu, c’est d’essayer de trouver une continuité à ce modèle, pour faire en sorte que ce ne soit pas un ‘one shot’ et qu’après il n’y ait plus rien pour les gens.”

Le vide, c’est malheureusement ce que beaucoup de précaires ont dû affronter avec l’arrivée de la crise. “Toutes les structures qui accueillent habituellement des SDF en journée, où l’on peut rencontrer des travailleurs sociaux, prendre une douche, ou encore laver son linge sont fermées, confirme Delphine quelques instants plus tard. Beaucoup de gens que l’on n’avait jamais vus jusqu’à présent viennent aujourd’hui parce qu’ils ont épuisés tous leurs plans A, B, C, et D. Nous avons par exemple de vieux messieurs qui ne connaissent ni les Permanences sociales d’accueil, ni les Espaces Solidarité Insertion (ESI), ni les assistants sociaux. Habituellement, ils se débrouillent. Sauf que là, ils n’y arrivent.”

Des nouveaux venus auxquels s’ajoute un autre public, fraîchement touché par la crise - économique celle-là - qui semble produire ses premiers effets. “Des gens qui n’avaient jamais fréquenté un dispositif d’aide sociale et qui viennent de basculer nous sollicitent aujourd’hui”, constate Corinne Taieb, également coordinatrice au Carreau du Temple et responsable des maraudes du Samu Social à Paris. Une remontée de terrain qui fait écho au rapport alarmant d’Oxfam publié le matin même. Selon l’ONG, plus de 500 millions de personnes pourraient sombrer dans la misère dans les prochains mois.

Pour l’heure, les associations peuvent compter sur le soutien actif d’une partie de la population. Quelque 2700 Parisiens se sont ainsi portés volontaires pour leur prêter main forte. Au Carreau du Temple, l’évocation de cette “main d’oeuvre” abondante arrache un sourire à Corinne, que l’on devine derrière son masque. “Tous les jours, des riverains viennent nous proposer leur aide. Il y en a même qui nous attendent devant les portes dès 8h du matin”, se félicite-t-elle. Un élan de solidarité qui s’est dessiné une quinzaine de jours après le début de la crise, mais qui a cruellement fait défaut aux premiers temps du confinement. À une époque - pas si lointaine - où les invisibles sautaient aux yeux dans les rues désertes.

Absence d’hygiène et sentiment d’abandon

Bakary en garde pour sa part un souvenir amer. Ce trentenaire longiligne a pris l’habitude, en début d’après-midi, de traîner son 1,90m aux abords de la rue des Vinaigriers, dans le 10è arrondissement de la capitale. Une parenthèse dans son errance quotidienne, partagée avec “des amis de la rue”, au son du reggae. S’il reste évasif sur son histoire avec le pavé, il est en revanche intarissable sur celle qui s’est écrite à partir du 17 mars, et dont il brosse à grands traits le personnage principal : le manque. Manque d’informations, d’argent, de sommeil, d’hygiène et surtout, manque de nourriture. “La première semaine, je n’avais rien. Je n’ai mangé que du pain ou presque. J’ai fini par en avoir mal au ventre”, détaille-t-il encore surpris, en frottant ses dreadlocks noués en catogan. Et depuis ? “Ça va mieux. Je dors dans une laverie, et une bonne volonté lave même mon linge une fois par semaine.”

Le dénuement, celui qui tord l’estomac et donne un prix à chaque pas, Nicolas Sassu, l’a côtoyé de près dans les premiers jours du confinement. Manche impossible, absence d’hygiène, sentiment d’abandon : au cours de ses maraudes avec le Secours Populaire, le quadragénaire a vu plus d’une fois le triptyque de la misère se déplier le long des trottoirs du 18è arrondissement. Parfois jusqu’à l’absurde. “Au début, les sanisettes ont été fermées. Impossible pour les sans-abri d’y avoir accès. Résultat : certains ne mangeaient pas pour éviter d’avoir à se soulager dans la rue”, rembobine-t-il, encore effaré par la situation.

Fort heureusement depuis, les choses se sont améliorées. L’État a réquisitionné les édicules de JC Decaux, et les associations ont progressivement refait surface. Le Secours Populaire, lui, poursuit son action de terrain. “Nous avons bien anticipé la situation, estime M. Sassu. On a su s’adapter, fonctionner en équipes réduites de deux à trois personnes. Et toutes sont bien équipées (masques, gants, gel hydroalcoolique…)”. Seule ombre au tableau : face à une crise appelée à durer, le responsable du Secours Populaire craint que “l’épuisement et la lassitude finisse par gagner les bénévoles”, même s’ils manifestent jusqu’ici un engagement sans faille. Quant aux places d’hôtel réquisitionnées par l’État pour héberger les sans-abri, il peine à en voir les effets.

Une enveloppe de 15M€ débloquée par l’Etat

Outre les 157 000 places des centres d’hébergement classique, le parc hôtelier a pourtant bien été mis à contribution. “Plus de 8000 places ont été ouvertes depuis la mi-mars”, fait-on valoir au ministère du Logement. Des places auxquelles s’ajoutent celles (2900 au total) des 80 centres d’hébergement médicalisés récemment mis en place dans 66 départements, et dans lesquels sont pratiqués des dépistages. Afin de pallier les problèmes alimentaires rencontrés par les personnes précaires dans certains territoires, le gouvernement a par ailleurs débloqué une enveloppe de 15M€. “Un système de chèque-service d’une valeur de 7€, par jour et par personne, a été lancé la semaine dernière à destination de 60 000 sans-abri, explique-t-on rue de Varenne. Ils fonctionnent comme des tickets restaurants, et permettent d’acheter à la fois de la nourriture et des produits de première nécessité.” Face aux besoins des 250 000 SDF qui vivent aujourd’hui en France, le système connaît ses limites. Au ministère, on reconnaît d’ailleurs qu’il s’agit là d’un “dispositif de complément”, l’essentiel de la distribution alimentaire restant effectué par les associations.

Lesquelles ne chôment pas. Comme les Restos du Coeur, qui assurent trois fois par semaine à 20h une distribution de paniers repas sur la place de la République. Alors que le soleil caramélise encore les feuilles des platanes, la file d’attente s’étire déjà du bout de la place à la Statue de la République. Une partie des 25 bénévoles présents, masqués et gantés, encadrent le dispositif en veillant tant bien que mal à ce que les gens respectent les distances de sécurité. Parmi eux, Sophie, 28 ans et professeur de philosophie au lycée, dont c’est le premier jour. Confinement oblige, la jeune femme a vu son année scolaire amputée, et a décidé de donner un peu de son temps à l’association. De son propre aveu “pas très douée pour faire la police”, elle comprend toutefois la nécessité de la règle, “même si cela nuit à la convivialité de la distribution”.

Non loin de là, Pascal, 42 ans, dont trois passés avec les Restos, s’emploie lui aussi à faire respecter les distances. “Les gars, s’il vous plaît, écartez-vous un peu. Si la police passe et voit ça, on va être obligés de s’arrêter…”, lance-t-il, un peu lassé, à une poignée d’indisciplinés. Pas forcément très réceptifs, les membres du petit groupe finissent toutefois par s’exécuter. “Je sais que c’est emmerdant, mais on n’a pas le choix : il y a deux semaines, un autre site a été fermé en pleine distribution à cause d’un attroupement.”

Ne pas oublier

Comme beaucoup d’autres responsables associatifs, Pascal a été pris par surprise par l’épidémie. Désormais, c’est elle qui dicte le tempo. “Avec le confinement, on a dû tout changer, pose-t-il d’entrée de jeu. D’habitude ici, c’est un stand où les gens prennent un plat chaud, boivent un café, et se posent pour discuter. Aujourd’hui, on organise la file, on fait la distribution de sacs et c’est terminé.” Environ 400 d’entre eux partent ainsi en moins d’une demi-heure chaque soir, contre moins de 300 en temps normal. Soit une augmentation du nombre de demandeurs de 30 à 40%.

Olivier, 47 ans, fait partie du surnuméraire. “Les repas froids, c’est un peu lassant et répétitif à la longue, murmure-t-il, mais au moins on mange, c’est le principal.” Trois fois par semaine, il quitte ainsi le bout de forêt dans lequel il a planté sa tente, et regagne le centre de Paris en transports en commun. Ce soir, il s’étonne d’ailleurs de l’animation qui règne sur la place. “En mars, il n’y avait personne ici, mais là, même les skateurs sont de retour.”

Pour un peu, les choses sembleraient presque être revenues à la normale. À un détail près. “Ce qui me frappe, c’est que jusqu’à maintenant, on faisait partie du décor, relève Pascal, de retour dans la conversation après avoir rangé les dernières caisses du stand. Là, les passants s’attardent davantage. On dirait que certains découvrent qu’il y a des gens qui souffrent à côté d’eux. J’en suis très heureux, mais ce serait bien qu’on ne l’oublie pas une fois la crise passée.” Une demi-heure plus tôt, alors que la file d’attente s’allongeait sur la place de la République, 20h sonnaient aux fenêtres de Paris. Pendant quelques instants, sur le boulevard de Magenta voisin, les applaudissements des balcons ont rencontré ceux de la rue, abolissant le temps d’un hommage la distance qui sépare ces deux rives de la vie. Certes, le fil est ténu. Mais il n’a rien d’ordinaire.