TOUT COMPRENDRE - Pourquoi Eric Dupond-Moretti est jugé pour "prise illégale d'intérêts"

Le ministre de la Justice est jugé à partir de ce lundi pour "prise illégale d'intérêts" par la Cour de justice de la République. Une première historique.

Éric Dupond-Moretti se présente ce lundi 6 novembre dans son costume de garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République qui le juge pour "prise illégale d'intérêts". Concrètement, il est accusé d'avoir utilisé sa fonction à la Chancellerie pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il a eu maille à partir.

Du 6 au 17 novembre, la Cour de justice de la République (CJR) - trois magistrats de la Cour de cassation, six députés et autant de sénateurs - examinera les faits qui concernent deux affaires distinctes pour lesquels le ministre et sa directrice de cabinet sont renvoyés.

Elles concernent deux enquêtes administratives: la première visant trois magistrats du Parquet national financier (PNF), la seconde contre un ancien juge d'instruction détaché à Monaco, Edouard Levrault. À quoi correspondent-elles? Comment Éric Dupond-Moretti se défend-il? Résumé de ce dossier complexe.

· Qui est Édouard Levrault, au cœur de la première affaire ?

Le premier volet de l'affaire concerne une enquête administrative lancée contre Édouard Levrault. Ce magistrat français était détaché à Monaco en 2016. Un détachement de trois ans renouvelable une fois, sous réserve de l'accord des autorités des deux pays. En 2019, il n'est pas prolongé.

Un an plus tard, le magistrat s'en émeut dans l'émission Pièces à conviction sur France 3. Il évoque un rapatriement forcé en raison, selon lui, d'investigations menées sur un homme d'affaires de nationalité russe, Dimitri Rybolovlev, et sur le directeur de la police judiciaire monégasque de l'époque, Christophe Haget.

"On ne peut pas s’empêcher de faire un lien entre le dossier instruit par M. Levrault et son non-renouvellement", a expliqué Peimane Ghaleh-Marzban, alors directeur des services judiciaires (DSJ) à Paris, à la commission d’instruction de la CJR.

"Être juge d'instruction, ce n'est pas être un cow-boy", avait rétorqué Eric Dupond-Moretti, en réaction à cette émission. Il était alors interrogé par le journal Monaco-Matin et était présenté comme ayant défendu, un temps, l'homme d'affaires russe.

Christophe Haget dépose lui plainte pour "violation du secret de l'instruction" à l'encontre du juge. Le policier indique comme adresse celle de son avocat... le cabinet Dupond-Moretti. Il demande à Nicole Belloubet, la ministre de la Justice de l'époque, que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) soit saisi d'éventuels "manquements disciplinaires".

Le 26 juin 2020, quelques jours avant de quitter son ministère, Nicole Belloubet demande à ce que le juge Levrault soit entendu. Le magistrat refuse de répondre aux questions, s'interrogeant sur le "fondement juridique de cet entretien". Une première analyse des services de la Direction des services judiciaires conclue à la nécessaire saisine du CSM. Une seconde préconise de ne pas saisir l'Inspection générale de la justice (IGJ) pour mener une enquête administrative.

· Qu'est-il reproché à Éric Dupond-Moretti dans ce premier dossier ?

Éric Dupond-Moretti entre au gouvernement le 6 juillet 2020. La directrice des services judiciaires alerte sur une possible collision dans cette affaire entre sa fonction de ministre et les poursuites engagées, en raison de l'adresse de l'avocat donnée par le policier Christophe Haget. L'argument est balayé: c'est son associé qui s'est occupé du dossier.

Le 31 juillet 2020, la directrice de cabinet d'Éric Dupond-Moretti, au nom du ministre, lance alors une enquête administrative.

Le ministre "ne peut s'exonérer de tout rôle actif dans cette décision", note la commission d'instruction de la CJR.

L'instance s'interroge aussi, dans cette affaire, sur les pratiques de Dupond-Moretti après sa prise de fonction. À savoir ses rencontres avec son ancien collaborateur Me Antoine Vey, qui a pris sa succession à son cabinet, mais aussi des hautes personnalités monégasques et la procureure générale de Nîmes en charge de la plainte portée par le policier contre le juge Levrault.

Renvoyé devant le CSM, Edouard Levrault n'a finalement écopé d'aucune sanction, aucun manquement n'ayant été commis selon l'instance.

· Que vient faire le PNF dans la seconde affaire ?

Le second volet concerne une enquête administrative lancée contre des magistrats du Parquet national financier. C'est l'un des nombreux tiroirs de l'affaire portant sur les soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy pour lesquels l'ex-président de la République sera jugé en 2025.

Dans ce cadre, les policiers placent sur écoute une ligne téléphonique utilisée par ce dernier, sous le nom de Paul Bismuth, et son avocat Me Thierry Herzog. Au gré des échanges, les enquêteurs acquièrent la certitude que les deux intéressés se savent sur écoute.

Qui est l'informateur? Le PNF, en charge de l'enquête, cherche à le savoir en ouvrant une nouvelle enquête, "l'enquête 306", au cours de laquelle les policiers vont éplucher les factures téléphoniques détaillées, les fameuses "fadettes", des interlocuteurs de Thierry Herzog, dont Éric Dupond-Moretti. La taupe ne sera jamais découverte, l'enquête est finalement classée sans suite.

Le 1er juillet 2020, Nicole Belloubet, encore garde des Sceaux, saisit l'Inspection générale de la Justice pour mener une enquête de fonctionnement sur le PNF et plus particulièrement sur cette fameuse "enquête 306". Pour les intéressés, cette enquête est une violation du secret professionnel - Éric Dupond-Moretti, encore avocat, porte plainte contre X le 30 juin 2020 et dénonce des "méthodes de barbouzes".

· Qu'est-il reproché à Éric Dupond-Moretti dans ce second dossier ?

Devenu ministre quelques jours plus tard, Éric Dupond-Moretti se désiste de sa plainte, mais l'enquête se poursuit, avant d'être finalement classée, elle aussi.

Le rapport de l'Inspection générale de la Justice est rendu le 15 septembre 2020. Il est diffusé publiquement et le garde des Sceaux demande aux services judiciaires de son ministère de l'analyser pour lui indiquer les suites à réserver à cette inspection, qui porte sur un service et non sur des personnes.

Trois jours plus tard, la directrice de cabinet d'Éric Dupond-Moretti demande une enquête administrative, au regard de "faits relevés qui seraient susceptibles d'être regardés comme des manquements au devoir de diligence, de rigueur professionnelle et de loyauté". Elle vise non pas le service mais trois magistrats: Eliane Houlette, Ulrika-Lovisa Delaunay-Weiss et Patrice Amar.

"La vindicte de M. Dupond-Moretti à l'égard de ces magistrats révèle l'intérêt qu'il pouvait avoir à envisager à leur encontre des poursuites disciplinaires qui nécessitaient au préalable la réalisation d'enquêtes administratives que seul le ministre de la Justice pouvait ordonner", estime la commission d'instruction de la CJR.

L'inspection administrative finit par ne pas préconiser le renvoi des trois magistrats devant le Conseil syndical de la magistrature. Le 19 octobre 2022, interrogé sur le cas d'Elianne Houlette, l'ex-patronne du PNF, et de Patrice Amar, l'instance garante de la séparation des pouvoirs conclut qu'il n'y a pas de sanctions à réclamer contre eux.

· Éric Dupond-Moretti a-t-il été alerté de risques de conflit d'intérêts ?

Dès le 7 juillet, au lendemain de sa nomination, le ministre reçoit une lettre du Syndicat de la magistrature. Il lui demande de stopper l'enquête de fonctionnement de l'Inspection générale de la justice sur le PNF.

"Je suis en train de faire expertiser les solutions me permettant d'assurer et de rassurer les magistrats du ministère public que je n'aurai pas connaissance de l'évolution" des procédures suivies par la Chancellier pour lesquelles il était impliqué comme avocat, répond Éric Dupond-Moretti.

Deux mois plus tard, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) alerte aussi sur de possibles conflits d'intérêts.

"En tant que membre du gouvernement, vous êtes également tenu (...) à prévenir ou faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts (...)", le prévient Didier Migaud, président de l'autorité.

"Toute décision relevant de votre compétence ou de celle des services placés sous votre autorité prise à l'égard de magistrats en charge de ces procédures en cours, serait également susceptible de créer un doute légitime sur l'exercice impartial et objectif de votre fonction", poursuit-il. Le ministre balaie les arguments de la HATVP.

Les 23 octobre et 17 décembre 2020, deux décrets sont finalement pris par Matignon pour transférer de la place Vendôme les dossiers dans lesquels Eric Dupond-Moretti a été l'avocat de l'une des parties ou a été impliqué dans le cadre de son ancienne activité professionnelle.

· Comment Éric Dupond-Moretti se défend-il ?

Éric Dupond-Moretti avait déposé huit recours devant la Cour de cassation, tous rejetés. Il entend désormais démontrer son innocence devant la CJR. Depuis le début de la procédure, le locataire de la place Vendôme a affirmé sa confiance en la justice, estimant qu'il sortirait blanchi de ce procès. Il a assuré n'avoir jamais eu d'intention de "se venger".

Pendant la procédure, concernant l'affaire du juge Levrault, le ministre a reconnu avoir un temps défendu le policier mettant en cause le magistrat. Mais il rappelle qu'il n'était pas en fonction lorsque le juge n'a pas été renouvelé à Monaco et que les autorités monégasques s'étaient plaintes de son comportement, estimant qu'il "se permet de laisser planer des soupçons sur toutes sortes de personnes, et (qu')il souhaite désormais enquêter à l’intérieur du Palais".

Il a indiqué ne pas avoir demandé de décret de déport lors de sa nomination, estimant n'avoir jamais été en position de conflit d'intérêts.

Concernant le PNF, Éric Dupond-Moretti a rappelé, lors de sa mise en examen, que le bureau de déontologie des services judiciaires était "intervenu" pour lui demander de saisir l'Inspection générale de la justice afin qu'elle lance une enquête.

À partir du 3 mars 2022, le ministre de la Justice a refusé de répondre aux questions de la commission d'instruction de la CJR dénonçant des "investigations, conduites de façon totalement disproportionnée".

Il met en cause la perquisition historique du 1er juillet 2021 des locaux du ministère de la Justice, avec la saisie de documents et l'analyse des boîtes mail et téléphones portable. Pour lui, cette opération menée par 15 gendarmes n'avait que pour but: "L'humiliation et le spectacle."

Article original publié sur BFMTV.com

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