TOUT COMPRENDRE. Divorce pour manquement au "devoir conjugal": pourquoi la France a été condamnée par la CEDH
Une décision qui fera jurisprudence. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a tranché ce jeudi 23 janvier et condamné la France pour violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.
Ainsi, la CEDH estime qu'une femme qui refuse des rapports sexuels à son mari ne doit pas être considérée par la justice comme "fautive" en cas de divorce, et donne raison à une Française de 69 ans dont le mari avait obtenu la séparation aux torts exclusifs de son épouse pour ce motif.
• D'où part l'affaire?
La genèse de cette affaire remonte à 2012, lorsqu'une habitante du Chesnay, dans le département des Yvelines, avait demandé le divorce.
En 2018, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles avait estimé que le divorce ne pouvait pas être prononcé pour faute et que les problèmes de santé de l'épouse étaient de nature à justifier l'absence durable de sexualité au sein du couple.
Mais en 2019, la Cour d'appel de Versailles avait prononcé le divorce aux torts exclusifs de l'épouse, considérant que son refus de relations intimes avec son mari constituait "une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune."
La requérante, qui souhaite conserver l'anonymat, avait formé un pourvoi en cassation, qui avait été rejeté. Cette sexagénaire, mère de quatre enfants, avait ensuite saisi la CEDH en 2021, soutenue par le CFCV et la Fondation des femmes. "Il m'était impossible de l'accepter et d'en rester là", a-t-elle expliqué jeudi dans un communiqué.
"La décision de la Cour d'appel me condamnant était et est indigne d'une société civilisée car elle m'a refusé le droit de ne pas consentir à des relations sexuelles, me privant de ma liberté de décider de mon corps. Elle a conforté mon époux et tous les époux dans 'un droit à imposer leur volonté'", avait-elle dit.
• Que dit la CEDH?
Dans son arrêt rendu à l'unanimité des sept juges, la CEDH rappelle que "tout acte sexuel non consenti est constitutif d'une forme de violence sexuelle". Le "devoir conjugal" est "contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps."
"La Cour ne saurait admettre, comme le suggère le gouvernement, que le consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures. Une telle justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère répréhensible", insiste la CEDH.
L'article 215 du Code civil stipule que "les époux s'obligent mutuellement à une communauté de vie" et l'article 212 que "les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance."
• Quelles sont les réactions?
"J'espère que cette décision marquera un tournant dans la lutte pour les droits des femmes en France", a réagi la requérante dans un communiqué transmis par l'une de ses deux avocates, Lilia Mhissen.
"Cette décision marque l'abolition du devoir conjugal et de la vision archaïque et canonique (conforme aux règles de l'Eglise catholique, ndlr) de la famille", a pour sa part salué l'avocate.
Selon Delphine Zoughebi, l'autre avocate de la requérante, "la décision de ce jour va s'imposer aux juges français qui ne pourront plus considérer qu'une communauté de vie implique une communauté de lit."
Pour Emmanuelle Piet, du Collectif féministe contre le viol (CFCV) qui a soutenu la requérante, "il faut que la France acte que la Cour européenne des droits de l'homme considère que le mariage n'implique pas une obligation de relations sexuelles entre époux et donc que les articles 215 et 212 du Code civil soient modifiés".
Dans un communiqué, la Fondation des Femmes a pointé une "décision historique" qui "met la France face à ses responsabilités alors que subsiste dans notre droit le ''devoir conjugal” radicalement contraire à la condamnation du viol conjugal."
"Évidemment que nous irons dans le sens de l'histoire et que nous adapterons notre droit", conclut le ministre de la Justice Gérald Darmanin, interrogé par la presse en marge d'un déplacement à Agen. Il a ajouté qu'il en "parlerai(t) très rapidement au Parlement".