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Quand le complotisme s'immisce dans les relations professionnelles, amicales et familiales

Les théories du complot sont partout et viennent parfois troubler des relations amicales, familiales ou professionnelles jusqu'ici apaisées. Témoignages.

"Il vaut mieux que je ne leur parle plus". Pour Juliette (qui a souhaité que son prénom soit modifié), une Francilienne de 28 ans, cadre supérieure chez Orange, l'année 2020 a profondément changé ses relations professsionnelles. Depuis le mois de mars et le début de la pandémie de Covid-19, trois de ses collègues qu'elle appréciait particulièrement ont basculé vers le conspirationnisme.

"On avait de très très bonnes relations, témoigne-t-elle pour BFMTV.com. C'était vraiment d'excellents collègues. Aujourd'hui, c'est devenu compliqué de discuter avec eux. Alors pour préserver nos relations professionnelles, il vaut mieux que je ne leur parle plus."

"Comme par hasard, la Chine s'en tire bien"

Car la pandémie de Covid-19 charrie son lot de théories du complot, portées par les réseaux sociaux. Facebook a ainsi récemment annoncé la suppression de tous les contenus présentant de fausses allégations sur les vaccins après avoir déjà refusé toute publicité décourageant ses utilisateurs de se faire vacciner. Autre exemple avec le documentaire complotiste "Hold-Up" - dénoncé comme un "bric-à-brac d'inepties" par quatre académies scientifiques - qui a rencontré un certain succès sur la toile.

Or, selon une étude britannique, jusqu'à un tiers de la population de certains pays est susceptible de croire à de fausses informations et à des théories conspirationnistes sur la Covid-19, augmentant la méfiance envers la vaccination. En plus de créer de la désinformation et d'entraîner potentiellement des comportements à risques, ces théories mettent aussi à mal les relations humaines, professionnelles, amicales ou familiales.

Juliette et ses collègues avaient pris l'habitude d'échanger des petits messages sur des groupes privés le soir ou le week-end. "On est tous en télétravail alors on prend des nouvelles des uns et des autres, on s'envoie des blagues ou des mèmes et évidemment, on évoque la situation sanitaire". Systématiquement, les échanges prennent un tour conspirationniste.

"Je me souviens qu'au début, ils faisaient preuve d'un grand scepticisme sur le fait qu'un virus venu d'un animal puisse contaminer toute la planète. Souvent, ça commençait avec 'on nous dit ce qu'on veut bien nous dire' et puis ça enchaînait sur la Chine, du genre 'ce n'est pas pour rien que le virus vient de Chine, c'est un allié de la Russie' ou encore 'comme par hasard, la Chine s'en tire bien'. Pour eux, le virus est forcément quelque chose de construit sciemment par une menace extérieure."

"Ils disent 'à qui profite le crime'"

Et la rapide mise au point d'un vaccin - le Royaume-Uni a commencé ce mardi sa campagne de vaccination - n'a fait qu'alimenter un peu plus la pompe à complots. "Ils disent 'à qui profite le crime' ou encore 'ils ont tout intérêt à ce qu'on soit malade pour vendre leur vaccin'", poursuit Juliette. Sans jamais vraiment préciser qui se cache derrière ce 'ils'.

"J'imagine que ce sont les institutions gouvernementales et sanitaires, liées aux industries pharmaceutiques qui au final dirigent le monde. C'est totalement ridicule", balaie la jeune femme.

Pour Marie Peltier, historienne, chercheuse et essayiste, le conspirationnisme apparaît souvent comme "une réponse" dans une période d'anxiété et d'insécurité qui apporte "des clés de compréhension", analyse-t-elle pour BFMTV.com.

"Ces dernières années, on a souvent présenté les conspirationnistes comme des gens farfelus qui croient en des choses exagérées, comme les Illuminati ou que la Terre est plate. Mais ce n'est pas seulement ça le conspirationnisme, c'est surtout une posture anti-système avec une défiance à l'égard de la parole politique ou médiatique. Et aujourd'hui, cette défiance nous explose au visage."

Des premiers pas sur la Lune au 11-Septembre, le conspirationnisme se présente ainsi comme une vision du monde "qui peut s'appliquer à n'importe quoi", ajoute Marie Peltier, auteure de Obsession: Dans les coulisses du récit complotiste. C'est croire en une vérité cachée qui sert les intérêts de quelques personnes et qui reste à découvrir.

"Les complotistes cherchent ainsi tous les indices du mensonge. Mais quand on cherche, on trouve. Avec la mauvaise gestion de la crise par les gouvernements, cela a été interpreté comme une preuve qu'on nous ment et qu'on nous manipule. Tout le monde est capable de s'approprier ce logiciel pour fabriquer sa propre théorie du complot. C'est comme si on pouvait chausser une paire de lunettes permettant de tout voir à l'aune du complotisme."

"Un dialogue de sourds"

Juliette n'essaie plus de questionner les arguments de ses collègues qui partagent régulièrement des vidéos et interviews "de leurs gourous en blouse blanche". Une posture qui teinte toutes leurs conversations, y compris les sujets hors Covid voire les plus anodins, comme la récente lecture d'un livre sur les routes de la soie.

"Tout ce qui peut être dit est remis en question. 'Mais ce livre, il est écrit par qui, et pourquoi?' Si c'est plutôt une bonne chose pour un intellectuel d'avoir un esprit critique et de prendre du recul, là, ils pensent que si on ne pense pas comme eux, on est forcément naïf et on se laisse berner. C'est un débat qui n'a pas de fin, un dialogue de sourds. Et c'est surtout très triste."

Ce genre de situation serait bien plus fréquent qu'on pourrait ne le présager, estime Marie Peltier. "Tout le monde a déjà été en contact avec ce type de personne." Elle considère même qu'on "ne peut plus ne plus voir que le complotisme est devenu quelque chose de massif". Et selon cette historienne, la crise de la Covid-19 est loin d'en être la cause, "elle n'en a été que le révélateur et l'accélérateur".

"L'imaginaire conspirationniste se répand à des degrés divers et s'est installé progressivement au sein de la société. Et cela ne date pas de la Covid, cela fait plusieurs années que cet imaginaire de la défiance nourri par les réseaux sociaux s'est diffusé. On pensait que c'était un phénomène minoritaire, voire marginal, et pourtant cela fait des années que je constate qu'il est majoritaire dans le débat public."

"Sur le moment, je n'ai pas trop réagi"

Tony (qui a lui aussi souhaité que son prénom soit modifié), 46 ans et qui réside à Bruxelles, est quant à lui en train de perdre un très bon ami. "C'est quelqu'un de très intelligent, passionné, avec qui je partage beaucoup de choses, qui m'a beaucoup appris et beaucoup aidé mais il est clair que si l'on doit de nouveau se recontacter, cela ne viendra pas de moi", confie-t-il à BFMTV.com.

Les deux hommes se sont rencontrés il y a trois ans autour d'une passion commune, le vélo. Mais ces derniers mois, le conspirationnisme s'est progressivement invité dans leur amitié. Au point de la mettre en péril. Pourtant, "presque rien" ne lui avait jusqu'alors mis la puce à l'oreille, les deux hommes parlaient peu de politique. Hormis un épisode, notamment autour du Brexit, qui a dérouté Tony.

"Il m'avait recommandé la vidéo d'un eurodéputé d'un obscur petit parti, me disant que c'était très intéressant. Cela m'avait beaucoup surpris car les propos étaient anti-européens, souverainistes et nationalistes. Mais je m'étais dit que si quelqu'un d'aussi intelligent que mon ami trouvait cette vidéo pertinente, c'était qu'il devait bien y avoir quelque chose. Je m'étais un peu remis en question, je m'étais dit que mon avis n'était pas forcément le bon et puis j'étais passé à autre chose."

Jusqu'à cet été lors d'une invitation à dîner. Au détour d'une conversation, l'ami affirme que le coronavirus n'est pas plus dangereux qu'une grippe. "Sur le moment, je n'ai pas trop réagi", se souvient Tony. L'ami lui relate aussi une dispute avec l'une de ses connaissances qui l'a qualifié d'imbécile pour ses propos sur la Covid. Après, il y a eu le second confinement "et on s'est moins vu".

"Ça m'a fait beaucoup de peine"

Tony n'y pense plus jusqu'à récemment, lorsqu'il tombe sur une publication relayée par son ami. Lui-même fréquente assez peu ses propres réseaux sociaux - il est community manager pour une ONG et passe ses journées à modérer les commentaires des internautes.

"Je ne sais pas si c'est une erreur de ma part, si je n'aurais pas dû y aller, mais je suis tombé sur l'un de ses posts et je n'en revenais pas", raconte Tony.

Il s'agissait d'une vidéo de propagande d'un État étranger montrant un échange entre un médecin et un représentant du Rassemblement national évoquant le médicament antiviral Remdesivir, considéré un temps comme l'un des traitements les plus prometteurs face à la Covid-19 mais aujourd'hui dénoncé par l'Organisation mondiale de la santé.

"Mon ami avait écrit en commentaire: 'Qu'est-ce qu'il vous faut encore pour comprendre que vous vous faites arnaquer?' C'est quelqu'un d'adorable, d'une grande bienveillance et là il partage une vidéo de propagande qui donne du crédit à quelqu'un qui diffuse la haine. Ça m'a fait beaucoup de peine."

"L'affaire Dreyfus à table"

Pourtant, Tony est habitué aux diverses théories du complot: ses parents pro-Brexit et anti-vaccin ont quitté la France pour s'installer au Royaume-Uni (son père est britannique). "Je ne vais plus sur la page Facebook de ma mère, c'est une suite de posts anti-vaccins avec tout ce qui va avec", explique Tony. Mais il parvient à prendre sur lui lors des repas de famille.

"On ne parle pas de politique et dès que les sujets sensibles sont évoqués, je dis tout de suite 'stop' sinon c'est l'affaire Dreyfus à table. On s'est d'ailleurs déjà engueulés, c'est tout de suite très émotionnel. Mais j'ai la chance d'avoir une épouse et des enfants sur la même longueur d'onde que moi. Un ami m'a aussi conseillé de prendre les choses comme au spectacle et d'enjoy the show (profiter du spectacle, ndlr). Je ne suis pas déçu avec mes parents, je suis juste un peu las, et je sais que par ailleurs je peux compter sur eux. Avec un ami, il n'y a pas ce lien biologique. Cela entame davantage la relation."

Article original publié sur BFMTV.com

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