Cinquante ans après sa mort, Jimi Hendrix plus que jamais roi des guitaristes

Jimi Hendrix sur scène à Stockholm, en 1967.  - AFP
Jimi Hendrix sur scène à Stockholm, en 1967. - AFP

"The Blues had a baby and they named it Rock n’Roll ", racontait Muddy Waters sur scène. Les parents de Jimi Hendrix auraient peut-être pu opérer le même choix de prénom – en tablant sur un état-civil rigolard – tant leur gamin a illuminé l’histoire du rock en portant haut le flambeau du blues. Si son existence a filé comme un météore, sa traîne artistique dure jusqu’à nous. Et elle a encore de quoi éblouir.

Les trois albums que Jimi Hendrix a publiés de son vivant sont toujours des piliers du panthéon musical. On verra son chapeau piqué d’une plume s’avancer à chaque évocation de la culture des années 1960. Enfin, en 2003, puis en 2011, le magazine Rolling Stone l’a désigné le plus grand guitariste de tous les temps, comme Mojo en 1996. Aussi, cinquante ans après la mort du musicien, liée à l’absorption d’une dernière biture, mêlant alcool et barbituriques, le 18 septembre 1970, le défunt a-t-il toujours une longueur d’avance sur ses compères.

Hendrix avant Hendrix

Pour percer le mystère du génie hendrixien, on est tenté de descendre en piqué sur sa biographie. Il naît le 27 novembre 1942 à Seattle, fils d’Al et Lucille Hendrix. Celle-ci le prénomme d’abord Johnny Allen, avant que son père, libéré de l’armée, ne le rebaptise James Marshall. C’est encore son père qui lui offre sa première guitare, une acoustique achetée cinq dollars à un ami, puis plus tard une guitare électrique.

Mais ni l’enfance heurtée de ce jeune Jimmy, qu’on n’épellera " Jimi " qu’à l’orée de son envol artistique, entre une mère alcoolique et morte prématurément et une famille recomposée, ni son passage bien plus tard dans la base militaire de Fort Campbell dans le Kentucky au sortir de l’école, n’expliquent les fulgurances que cet Afro-Américain aux origines cheyennes tire déjà de ses cordes.

Franck Médioni, mélomane à la production livresque prolifique et biographe de Jimi Hendrix, invite plutôt à nous tourner vers les disques dont le jeune homme nourrit sa platine: "Il y a du Robert Johnson, du John Lee Hooker, du Muddy Waters, du Albert King, du BB King". A côté des saints pères du blues de Chicago et du Mississippi, Hendrix regarde aussi vers le jazz ou la soul naissante. "Il a probablement écouté du Wes Montgomery et du Curtis Mayfield", poursuit-il. Des influences mais pas de filiation, car Hendrix est plutôt du genre à briser les généalogies.

"Il les a tous brûlés au napalm"

Après que l’armée l’a rendu à la musique, pour s’être cassé la cheville lors d’un saut en parachute, Hendrix commence à en vivre. Il est cependant trop tôt, encore, pour se rassasier seul. Il cachetonne alors dans l’ombre de certains des plus grands artistes du moment: Sam Cooke, Ike & Tina Turner, et surtout Little Richard.

C’est un séjour à New York qui l’extirpe de l’ombre, en le mettant sur la route de Chas Chandler, ancien membre des Animals qui s’improvise manager et producteur. A l’automne 1966, c’est dans cette compagnie qu’il pose ses étuis à Londres. Cette fois-ci, il est l’heure de reconnaître l’évidence : Jimi Hendrix écrase la concurrence.

On tient dans ce constat la première occasion de saisir le phénomène. William Rainaud, guitariste du groupe de rock Rest In Gale, gagnant du tremplin Rolling Stone 2019 et qui s’apprête à sortir son premier album, a beaucoup cogité sur le sujet. "S’il est à part c’est peut-être qu’il était encore plus musical que les autres", analyse-t-il. "Sa musique a étonné tout le monde, et dans un rock qui était en train de se hiérarchiser à l’époque, il les a tous brûlés au napalm. Les Clapton etc. qui voyaient déjà leur empire s’ériger n’avaient d’un seul coup plus d’argument".

Franck Médioni distingue deux facteurs derrière le caractère unique du jeu de l’homme de Seattle: "D’une part, c’est un autodidacte. De l’autre, il est gaucher. Il a dû faire un effort pour adapter son jeu à son originalité de gaucher. La contrainte crée la liberté. Il fait corps avec son instrument, l’instrument c’est son corps. C’est complètement organique. "

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Première partie de Johnny

Pour s’envoler, Hendrix a besoin d’une solide base rythmique. Il entraîne alors dans son sillage Mitch Mitchell, batteur venu du jazz, et Noel Redding, qui doit bien échanger sa guitare contre une basse. Le Jimi Hendrix Expérience respire enfin et s’embarque pour ses premiers concerts. Ce sont les fans de Johnny Hallyday qui auront la primeur de l’expérience en question, car c’est en première partie du rockeur français que le trio s’exprime d’abord, le temps de quatre dates: les 13, 14, 15 (dans la petite ville lorraine de moins de 10.000 habitants de Villerupt), et enfin 18 octobre, à l’Olympia. Beaucoup suivront.

"On est allé jusqu’à jouer 57 concerts en 55 jours. Un jour, on a compris qu’on avait changé de dimension parce qu’on jouait devant 20.000 ou 30.000 personnes", raconte Noel Redding, dans un témoignage repris dans un documentaire rediffusé ce vendredi sur Arte, Jimi Hendrix "Hear my train a comin". Les disques ne tardent pas à s’enchaîner.

C’est d’abord le choc du premier single, la reprise du morceau folk Hey Joe, en janvier 1967, Purple Haze en mars, avant la gloire des albums, avec Are You Experienced ? le 12 mai et Axis: Bold As Love en décembre de la même année. Le 25 octobre 1968 le groupe engendre son troisième fils: Electric Ladyland. Mais cet accouchement difficile pousse Jimi Hendrix à s’émanciper du trio dans les mois suivants, et à rechercher l’appui d’autres artistes, jusqu’à sa mort en septembre 1970.

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"Parfois, ça ressemblait à des cris"

C’est prouvé, on peut mourir sans s’interrompre. Du moins, Jimi Hendrix l’a prouvé. William Rainaud se souvient de ce qu’il a ressenti quand il a découvert l’énergumène autour de ses 15 ans: "Il y avait le jeu et surtout le son. J’avais du mal à croire que tout venait de la guitare. Parfois, ça ressemblait à des cris, à des oiseaux. Et puis j’ai réalisé que son jeu était d’une grande fluidité, d’une grande simplicité". Le biographe approuve: "C’est un jeu à la fois très rythmique et très orchestral, avec toutes ces nappes de son… Il crée sa musique avec ses larsens – on n’avait jamais entendu ça et lui est en totale maîtrise".

Ce travail sur le son, il le sertit en studio, où son talent est secondé par des innovations comme le magnétophone 16 pistes et par l’ingénieur du son Eddie Kramer, petit génie de la technique. Pour autant, Jimi Hendrix sait lâcher la bride. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Franck Médioni le tient pour un musicien de jazz avant tout:

"C’est un musicien de jazz au sens où il improvise. En ce qui concerne la plupart des musiciens rock, on leur donne une grille et ils font le boulot. Mais lui, il sort de la grille et donc des sentiers battus".

Les routes balisées il s’en éloigne encore davantage sur scène. Il aime à épater la galerie et le catalogue de ses numéros est long comme une jam session: c’est Hendrix qui joue avec ses dents, Hendrix qui joue son solo avec sa guitare dans le dos, Hendrix qui met le feu à sa guitare, Hendrix qui brise sa guitare. Au point de devenir systématique et de s’y perdre? " C’est un Guitar Hero malgré lui, ça s’impose à lui. Son corps est musique donc il se contorsionne, serpente. Il y a un côté chamanique chez lui, où il entre en transe", justifie Franck Médioni qui ajoute : "C’est très érotisé. La musique noire américaine, c’est Eros en mouvement. Et métaphoriquement, il sort sa bite sur scène".

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Une voix "atroce"

Moins bravache que sa gymnastique scénique, moins fameuse que les cris de sa guitare, la voix de Jimi Hendrix, elle aussi reconnaissable dès les premières notes, est sans doute le parent pauvre de la mémoire associée au musicien. Il y a une bonne raison à ça: lui-même la détestait.

"L’un des sujets de désaccord entre nous concernait le mixage de sa voix. Jimi voulait qu’elle soit noyée et moi je voulais la mettre en avant. Il répétait qu’il avait une voix atroce. Et moi je lui rétorquais: ‘Tu as peut-être une voix atroce, mais tu as un sens du rythme incroyable et ton phrasé est tout aussi important pour la chanson que le reste’. Ça pouvait durer des heures mais c’est toujours moi qui avais le dernier mot ", rappelle Chas Chandler dans Jimi Hendrix "Hear my train a comin".

Apparemment, pas tellement convaincu par l’opinion de son producteur, le chanteur récalcitrant s’isole dans une cabine séparée du reste du studio pour poser sa voix, d’après le récit de l’ingénieur du son Eddie Kramer. L’histoire a arbitré en faveur du staff. "C’est un bon chanteur. Il compose lui-même ses lignes de voix. Sur Axis: Bold As Love, par exemple, c’est difficile de ne pas être pris par sa voix. D’ailleurs, je pense que c’est parce qu’il chantait si bien que ses producteurs ne l’ont pas lâché ", étaye William Rainaud.

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"Presque punk"

Entre sa dextérité de voleur de mobylettes, son sens du spectacle et son timbre, Jimi Hendrix s’aligne sur tous les tableaux. De quoi décourager quelques ambitions parmi les générations de guitaristes qui lui ont succédé, tous biberonnés à ses feedbacks? Heureusement, la flamboyance de Hendrix forme plus qu’elle ne désespère.

"Son état d’esprit assez jouissif et presque punk m’a plutôt encouragé. Son style lui appartient, ça ne sert à rien de le copier. Si on le copie, on n’a rien compris", tranche le guitariste de Rest In Gale. Ça ne l’a pas empêché de puiser à la source du maître:

"Hendrix a appelé son dernier groupe Band of Gypsys, et ce n’est pas un hasard parce qu’il s’appropriait la musique un peu comme un musicien gitan. Dans mon jeu, je ne suis pas sûr qu’on retrouve du Hendrix mais dans la philosophie générale, c’est sûr: par exemple, j’essaye de jouer du flamenco en ce moment, du coup j’adapte le flamenco à mon style d’origine".

Hendrix ne nous a pas seulement légué des morceaux et des souvenirs, participant notamment à la trinité des festivals de la fin des sixties, de Monterey à l’île de Wight en passant par Woodstock, il nous a cédé l’usufruit d’un mythe. Et quelques rêveries avec ça.

Un projet avec Miles Davis

Ils sont nombreux à s’interroger sur le chemin qu’aurait emprunté, s’il avait vécu un peu plus, cet artiste mort à 27 ans, comme Brian Jones quelques mois auparavant, comme Janis Joplin une poignée de semaines plus tard, comme Jim Morrison moins d'un an plus tard et une trentaine d’années après Robert Johnson, fondateur de ce club officieux devenu l’un des poncifs chéris du rock.

"J’ai l’impression qu’il aurait eu un cheminement jazzistique, qu’il aurait travaillé avec des orchestres", estime Franck Médioni. William Rainaud l’imagine aussi partir en quête de la note bleue: "S’il avait rencontré Jaco Pastorius, joué avec Herbie Hancock, des choses incroyables en seraient sorties".

Jimi Hendrix avait déjà fixé d’autres rendez-vous avec le monde du jazz note toutefois son biographe. "Il avait un projet avec Miles Davis, ils devaient jouer ensemble. Il avait aussi un projet avec Gil Evans, l’arrangeur de Miles Davis", souligne ainsi Franck Médioni.

C’est peut-être là le secret du sacre de Jimi Hendrix, la force qui achève de couronner son règne sur l’histoire du rock: écouter Jimi Hendrix, c’est s’émerveiller des albums qu’il nous a laissés, et, en esprit, composer les autres. Comme l’héritage magique et amer d’un enfant vaudou.

Article original publié sur BFMTV.com