Cinq millions pour une chanson de Nirvana: pourquoi les tubes sont si rares dans les films français

The Cure, Billy Idol, Prince, Deep Purple... L'Amour ouf de Gilles Lellouche, en salles depuis mercredi, égrène une demi-douzaine de tubes dans sa bande originale, comme dans les films de Quentin Tarantino (Pulp Fiction), Martin Scorsese (Les Affranchis) ou Edgar Wright (Baby Driver). Une démarche encore rare dans le cinéma français, mais qui se démocratise depuis une dizaine d'années.

Bande de filles de Céline Sciamma avait marqué les esprits en 2014 avec une séquence mémorable rythmée par Diamonds de Rihanna. Le Monde est à toi (2018) de Romain Gavras mêlait lui Michel Sardou, Laurent Voulzy, Toto et Robbie Williams. Guillaume Canet avait émaillé la BO de ses films Ne le dis à personne et Les Petits mouchoirs de de chansons de David Bowie, Janis Joplin, U2, Jeff Buckley, Otis Redding et Nina Simone.

"On a été bercé par ce cinéma où la musique est vraiment mise en avant", explique à BFMTV Alain Attal, le producteur de L'Amour ouf, Ne le dis à personne et des Petits mouchoirs. "Quand j'ai vu le générique de Zodiac, avec son plan séquence de dingue sur Santana, je me suis dit que c'est ce je voulais faire. Oser aller chercher des titres comme ça. Cette musique est dingue! Vous l'enlevez, la scène n'est plus la même!"

"L'arrivée des plateformes a aussi beaucoup changé les choses", contextualise Sasha White, directrice du département musique du groupe Mediawan. "On doit être désormais en compétition avec des produits américains et britanniques."

Un budget colossal

Si l'utilisation de ces morceaux est impulsée par les réalisateurs eux-mêmes, elle se matérialise grâce aux superviseurs musicaux comme Sasha White. "Notre rôle en tant que superviseur est de réaliser la vision de la production", résume-t-elle. Une dizaine de personnes exercent en France ce métier en plein boom.

Utiliser des tubes reste une pratique rare en France pour des raisons principalement budgétaires. "Dans 90% des cas, c'est une question de temps ou d'argent", confirme Sasha White. "Il peut y avoir des refus par rapport au contexte de l'utilisation de la musique ou au budget ou si tout simplement on n'a pas réussi à joindre l’artiste. Car c'est lui-même qui doit accepter ou refuser."

Les producteurs Alain Attal et Hugo Sélignac ont ainsi déboursé "environ 750.000 euros" pour la BO de L'Amour ouf, qui a été supervisée par Emmanuel Ferrier. Un budget colossal. "Et encore, ça devait être plus cher", note Alain Attal, "mais petit à petit, il y a eu une envie de Gilles de baisser un peu la voilure pour ne pas non plus faire un jukebox avec son film."

Un travail de longue haleine

Ce travail est souvent de longue haleine. "Dans un monde parfait, ça se fait le plus tôt possible. Dans la réalité, ce n'est pas toujours le cas", détaille Sasha White. "Il y a des projets où j'arrive au moment du scénario, parfois avant le réalisateur. Je peux aussi arriver à la fin d'un projet quand c'est l'urgence. Plus tôt on peut arriver sur un projet, le mieux c'est, pour éviter les mauvaises surprises, les dépenses inutiles, les mauvaises négociations, les mauvais choix artistiques."

Elle a notamment travaillé sur le film Loups-Garous (sur Netflix le 23 octobre). Dans ce "Jumanji français", le personnage incarné par Franck Dubosc interprète plusieurs tubes de Daniel Balavoine et Johnny Hallyday. Elle a travaillé dès l'écriture avec le réalisateur François Uzan pour vérifier quelles chansons était disponible et sécuriser les droits de ces titres qui occupent une place primordiale dans l'intrigue.

"Des parties de scénarios ont été réécrites autour des sélections de musique. Ça s'est fait conjointement à l'écriture, ce qui n'est pas toujours le cas", précise-t-elle. "Quand on travaille avec des cinéastes dont le côté mélomane est important, il faut absolument prévoir dans le budget une enveloppe sanctuarisée pour la musique. Il ne faut pas que ça soit une variable d'ajustement. Sinon, on est mort", renchérit Alain Attal.

Gilles Lellouche a réfléchi pendant 17 ans à L'Amour ouf. S'il avait un plan B et un plan C pour chaque morceau qu'il rêvait utiliser, il n'envisageait pas L'Amour ouf sans A Forest de The Cure et Eyes Without A Face de Billy Idol. "Depuis 2006, il nous raconte son film en mettant la musique qu'il rêve", glisse le producteur Hugo Sélignac. "Il nous montrait comment la caméra se déplaçait avec ces morceaux en fond."

L'importance du storytelling

Pour s'assurer de la présence des morceaux rêvés, et séduire les ayants droit, le storytelling a son importance. "On essaye de vendre l’importance que cette musique soit dans ce projet, pourquoi on veut ce titre et pas un autre", développe Sasha White. "Si je veux un titre qui je sais va être compliqué à obtenir, soit parce qu’on a un budget réduit, soit parce que c’est quelqu’un qui a tendance à ne pas accorder des droits, je fais écrire au réalisateur une note d’intention qui accompagne la demande."

Gilles Lellouche a donc sorti sa plus belle plume pour obtenir Nothing Compares 2 U de Prince, que les ayants droit cèdent très rarement. Le morceau, qui revient à trois reprises dans le récit, était indispensable à son histoire. Et il était impensable pour Gilles Lellouche d'utiliser la version de Sinéad O'Connor. "Universal nous l'a proposé, mais il a toujours dit non", précise Alain Attal.

Son choix musical, qui attestait de son sérieux, a plaidé en sa faveur, assure Hugo Sélignac, le producteur de L'Amour ouf. "Ce n'était pas sa chanson la plus connue. Ça montrait aussi qu'il était fan de Prince. Il ne voulait pas Purple Rain pour une scène en violet!" Et il a pu obtenir le morceau, un des plus marquants de la BO.

Cabrel réticent

L'année dernière, Le Souffle du dragon, un film sur des femmes atteintes du cancer du sein, a pu utiliser La Grenade de Clara Luciani par le même processus. "On avait zéro budget. Mais (la réalisatrice Stéphanie Pillonca) voulait honorer une femme qui se bat contre un cancer. Ce titre, c’était un symbole de ce combat. Il y avait un véritable enjeu, et on a réussi à l’avoir", se félicite Sasha White.

Les artistes, le plus souvent, s'adaptent aux projets et à leur économie, poursuit Sasha White. "Ils vont prendre en compte le budget total de la production, le nom du réalisateur, la notoriété de la boîte de production, si c'est diffusé en France ou si c’est une exploitation internationale ou si c'est fait pour une plateforme."

Montrer la séquence à l'artiste peut aussi le convaincre s'il est réticent. C'est ainsi qu'Alain Attal et Hugo Sélignac ont convaincu Francis Cabrel de céder les droits d'une de ses chansons pour l'adaptation de Leurs enfants après eux de Ludovic et Zoran Boukherma, qui sort le 4 décembre.

"Cabrel donne très peu ses titres", précise Alain Attal. "Et il ne donne pas plus de deux minutes. C'était l'enfer, car c'était pour un plan séquence, très long. Il nous fallait le morceau entier. On a fini par lui montrer la scène et il a dit oui."

5 millions pour Nirvana

D'autres artistes sont plus pragmatiques. Bruce Sprinsgteen a cédé sans grande difficulté Born to Run pour le générique final du film Leurs enfants après eux. Mais pour la somme exorbitante de 120.000 euros - "soit 80% du budget musique entier d'un film classique", résume Hugo Sélignac. "Il faut qu'il voie la séquence, qu'il aime, mais ça a un coût. Il faut payer cher", note Alain Attal.

Si certains artistes cèdent souvent leurs droits au cinéma pour reverser les sommes touchées à des associations caritatives, d'autres préfèrent garder jalousement leurs titres. Led Zeppelin, les Beatles ou encore Nirvana refusent très souvent. Pour utiliser Something In The Way dans la séquence d'ouverture de The Batman, la production a négocié un prix de 5 millions de dollars.

Les réalisateurs de Leurs enfants après eux ont dû renoncer au morceau Smells Like Teen Spirit qui occupait une place importante dans le roman de Nicolas Mathieu. Ils l'ont remplacé par un titre des Red Hot Chili Peppers.

Certains artistes mondialement célèbres sont parfois accessibles dans certaines conditions. "Un Michael Jackson, c'est 300.000 euros la chanson", précise ainsi Hugo Sélignac. "Alors que les Jackson 5, c'est 20.000 euros. Avec les Jackson 5, ils veulent être dans tous les films." De quoi inspirer de futurs blockbusters français.

Article original publié sur BFMTV.com