"Cinéman", l'histoire secrète de la superproduction ratée de Yann Moix

Franck Dubosc dans
Franck Dubosc dans

C'est l'histoire d'une comédie ambitieuse devenue un des pires films de l'histoire du cinéma. Deuxième film réalisé par Yann Moix, Cinéman (2009) raconte l'histoire d'un professeur de math, Régis (Franck Dubosc), qui voyage à travers les classiques du cinéma pour sauver la femme dont il est tombé amoureux (Lucy Gordon).

Le résultat, un mélange de répliques absurdes, de gags qui tombent à plat, de faux raccords et de dialogues mal synchronisés, est un des rares nanars "à la hauteur de leur réputation, parce qu'il y a quelque chose de raté dans pratiquement chaque séquence", s'amuse Alexandre Tardif, vidéaste spécialiste de nanars. L'échec fut si cuisant que onze ans après sa sortie une partie de l'équipe du film - dont le réalisateur Yann Moix - a refusé de répondre aux questions de BFMTV sur le sujet.

Au printemps 2007, lorsque Cinéman entre en pré-production, le projet a tout pour être une réussite. Le scénario original, un document de travail faisant entre 200 et 250 pages, est une vraie réussite. Selon Michel Casang, chef opérateur du son sur le film, ce scénario "fait partie des vingt scénarios qui m'ont le plus frappé": "Il y avait une vraie idée. La manière dont Cinéman entrait et sortait des films était très maline." Dans cette première version du scénario, Régis devait en effet se rendre dans un magasin tenu par des frères "complètement branques", qui possédaient des milliers de cassettes, et le faisaient ainsi voyager à travers le cinéma.

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Des dizaines de films ont été envisagés. Certains finiront dans le film (Robin des Bois, Tarzan, Barry Lyndon, Taxi Driver), d'autres disparaîtront au fil des réécritures (Les Tontons flingueurs, Le Pacha, Le Caïd avec Fernandel, Jour de colère de Dreyer, La Fureur du dragon avec Bruce Lee, les pornos gays des années 1970). Régis devait aussi rencontrer Jean Rochefort dans un haras puis visiter avec lui Fanfan la Tulipe. Dans une autre scène abandonnée, Régis rentrait dans un film noir et blanc en perdant ses couleurs.

Franck Dubosc, "la comédie avec un grand K"

Pour jouer Cinéman, Yann Moix fait appel à Benoît Poelvoorde, sa star de Podium. Pour camper son rival, il a l'accord de François Berléand. Lucy Gordon est choisie pour interpréter Viviane, la demoiselle en détresse. Poelvoorde, qui traverse alors une situation personnelle très complexe, n'est pas dans la disposition d'esprit pour tourner un film qui s'annonce très exigeant sur le plan physique, et pour lequel le Belge doit suivre des cours d'équitation et d'escrime qu'il sèche.

Depuis ses débuts, Poelvoorde a pris l'habitude de participer de manière informelle à l'écriture des scénarios, afin d'y ajouter des touches personnelles. Il s'y applique pendant de longues semaines, enfermé dans sa chambre d'hôtel avec Moix, avant de quitter le projet, peu de temps avant le début des prises de vues.

Prévu en septembre 2007, le tournage est repoussé en novembre, avec des semaines additionnelles au printemps 2008 pour tourner dans la nature verdoyante de Belgique les séquences Robin des Bois et Tarzan. Plusieurs noms, comme Jean Dujardin, sont évoqués pour remplacer Poelvoorde. C'est finalement celui de Franck Dubosc qui retient l'attention.

L'équipe, qui voit débarquer "la comédie avec un grand K" dans ce qui devait être un hommage vibrant au 7e Art, s'interroge. Berléand quitte le projet, et cède sa place à Pierre-François Martin-Laval. Une partie de l'équipe technique hésite aussi à partir, mais décide de rester. Certaines scènes sont réécrites et remises en forme par le scénariste Olivier Dazat pour s'adapter aux personnalités de Dubosc et PEF, assez éloignées de celles de Poelvoorde et Berléand. Pour beaucoup, ce nouveau scénario perd beaucoup en qualité.

Le tournage étant repoussé, Dubosc n'a pas le temps de suivre la préparation prévue pour Poelvoorde. Heureusement, l'humoriste a des rudiments d'équitation et les scènes de combats, dans le style des Duellistes de Ridley Scott, sont réduites: "On a tourné de façon à ce qu'on y croie", glisse Alain Olivieri, premier assistant réalisateur.

"J'ai fait en un film tous les films que je ne ferai jamais"

Pour les hommages (à Harold Lloyd, Sissi, Taxi Driver, etc.), Yann Moix veut tourner dans les conditions d'époque. Le matériel d'origine étant le plus souvent difficile, voire impossible à retrouver, la seule solution pour donner l'illusion d'être devant un film des années 1920 ou 1970 est de s'adapter au maximum à la réalisation de l'époque choisie.

Le directeur de la photographie Rémy Chevrin, connu pour son travail avec Christophe Honoré, mène ainsi des recherches sur chaque film sélectionné pour retrouver les pellicules utilisées. Pour la séquence Harold Lloyd, il utilise notamment une caméra équipée d'un moteur qu'il tournait à la main, avec une manivelle. Pour lui, comme pour la cheffe décoratrice Emmanuelle Duplay et l'ingénieur du son Michel Casang, c'est un rêve de cinéphile: "J'ai fait en un film tous les films que je ne ferai jamais", dit ce dernier.

L'idée, séduisante, nécessite cependant une certaine rigueur au tournage. Si les premières semaines se déroulent dans une bonne ambiance malgré le froid bruxellois, avec une équipe qui se connaît bien et s'apprécie, certains techniciens sentent que Yann Moix "commence à baisser les bras" et "cesse de prendre en compte certaines indications des chefs de poste".

Pour voyager à travers le cinéma, Régis devait utiliser des subterfuges artisanaux du cinéma. Il devait notamment sortir d'un film par le bas du cadre, puis réapparaître dans un autre par le haut du cadre. Des jeux avec différents formats d'image (CinémaScope, 1:33) ont également été envisagés. Mais Yann Moix trouve ces idées trop complexes et décide de s'en passer.

"Duboscisation" extrême

Moix comprend son erreur quelques semaines plus tard, en visionnant un premier montage, réalisé par Marco Carvé. En attendant la reprise du tournage en avril 2008, Moix modifie le scénario en ajoutant des scènes avec Pierre Richard, censées faire comprendre comment Régis voyage de film en film.

À la même période, Moix uniformise l'image et les couleurs, qui perdent toute leur subtilité, et supprime de facto toute distinction entre la réalité de Régis et les films qu'il visite. En total désaccord avec la tournure que prend le projet, et occupé par le nouveau Toledano et Nakache, Tellement Proche, Rémy Chevrin claque la porte. Alain Olivieri, qui doit tourner au printemps L'Emmerdeur de Francis Veber, le suit.

Lorsque le tournage reprend à Almeria en Espagne, le niveau de "duboscisation" - un système mis en place par l'équipe pour jauger le jeu de la star - bat des records. L'équipe assiste en direct à la nanardisation du film. Le souvenir d'une scène façon western spaghetti où Dubosc grimé en Clint Eastwood descend ses ennemis en lançant "Ça va être la fête du slip" est encore gravé dans les esprits. "Quand j'ai entendu ça, j'ai jeté mon casque par terre", se souvient Michel Casang.

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Si l'humoriste impressionne l'équipe par sa capacité à se métamorphoser en Errol Flynn ou Harold Lloyd, beaucoup déplorent qu'il n'ait pas profité de l'opportunité pour montrer une facette différente de sa personnalité et, surtout, qu'il n'ait pas pris au sérieux ce voyage dans le 7e Art. L'hommage a viré à la moquerie:

"Je trouve le jeu de Franck Dubosc captivant: il faut lui reconnaître que par ses intonations, il rend drôle des répliques qui n'ont rien de spécial. Le problème, c'est que son interprétation ne colle pas du tout à ce rôle et ce que le film veut raconter", note Alexandre Tardif.

"Cinéman vaincra"

Des anecdotes croustillantes circulent sur le tournage de Cinéman. En 2013, Yann Moix, affirme dans Technikart que "le making of de Cinéman aurait fait un très grand film": "Par rapport à Lost in La Mancha de Terry Gilliam, honnêtement, je crois que j'ai vécu pire", écrit-il. Il tente ainsi d'offrir une légende à un "désastre industriel", glisse un membre de l'équipe.

Ces fameuses anecdotes, quand elles ne sont pas fausses, sont en réalité des versions tronquées et enjolivées de ce qui s'est réellement produit. "Dubosc se casse la gueule dans les escaliers, il gît au milieu d'une mare de sang, tout le monde le croit mort mais il finit par se relever en hurlant: 'Cinéman vaincra!' Bilan: vingt-cinq points de suture", révèle ainsi Moix dans cet article.

L'anecdote est véridique, à un détail près: personne, sur le plateau, n'a cru mort le comédien, qui s'est effectivement pris le linteau d'une porte en sautant dans un escalier le premier jour du tournage à Bruxelles. Et aussi fou que cela puisse paraître, Dubosc a réellement dit "Cinéman vaincra":

"Il a eu ce trait d'humour en se relevant. Ça a fait rire tout le monde, ça a détendu l'atmosphère. De là à écrire dans un journal que tout le monde l'a cru mort… J'ai trente ans de carrière dans le cinéma. J'ai eu des moments plus dramatiques que ça", indique Alain Olivieri.

Moix affirme que, "tempête de sable oblige, le tournage à Almeria [a été] bloqué pendant 10 jours, à raison de 80.000 euros par jour consommé." Dans les faits, le tournage a été bloqué une heure, indique Michel Casang. Rémy Chevrin, de son côté, n'a jamais fait d'infarctus sur le tournage, comme l'affirme Moix, mais une réaction allergique à un anti-inflammatoire.

"En Belgique, c'est un nom qu'il ne faut pas prononcer, Yann Moix"

La réalité du tournage est beaucoup moins romanesque - et permet de comprendre le résultat final. Yann Moix poursuivait en parallèle du tournage ses activités littéraires et passait ses nuits à écrire. Il arrivait “plusieurs fois par semaine” en retard sur le plateau, le plus souvent "la gueule enfarinée, ne sachant pratiquement pas ce que l'on devait faire":

"Il fallait lui tirer les vers du nez pour que la journée se fasse", raconte un technicien. "Il ne se projetait pas dans le tournage. Quand on a un réalisateur qui ne sait pas ce qu'il a à faire, qui passe sa vie à draguer les figurantes plutôt que de voir le plan d'après, ça fout un peu le bourdon à tout le monde."

"Il avait de nouvelles idées tout le temps. Il faisait son film sur le moment. Il voulait tout, tout de suite. On pouvait essayer d'anticiper, mais, au dernier moment, il pouvait tout changer. C'est assez rare à ce point-là", ajoute Emmanuelle Duplay, cheffe décoratrice, nommée aux Césars en 2018 pour 120 battements par minute. La salle de classe de Régis, tout en orange, est ainsi bâtie au dernier moment.

Ce "manque de professionnalisme”, déjà présent lors des repérages des décors au printemps 2007, n'est pas du goût des techniciens belges, que Moix a ensuite accusés dans Technikart "de venir [le] chercher en retard" pour qu'il soit "systématiquement sur le tournage à la bourre": "En Belgique, c'est un nom qu'il ne faut pas prononcer, Yann Moix", indique aujourd'hui un membre de l'équipe.

"Un film qui ne sort pas, c'est une catastrophe"

Après un tournage cataclysmique, le montage de Cinéman est aussi un enfer. Trois monteurs - Marco Cavé, Philippe Bourgueil et André Billaud - se succèdent. Chez Pathé, tout le monde panique. Impossible d'assembler une histoire cohérente. La décision est prise de réécrire les dialogues. Les acteurs - à l'exception de Lucy Gordon - se doublent, mais le nouveau texte ne respecte pas les mouvements des lèvres. Le rendu est catastrophique, avec des comédiens qui parlent sans que l'on voie leur bouche s'ouvrir.

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Au bout de dix-huit mois, Pathé en a assez de payer (le budget est passé de 14 à 19 millions d'euros) et une date de sortie est fixée. "Un film qui se plante, c'est emmerdant. Un film qui ne sort pas, c'est une catastrophe, c'est une perte sèche", précise un technicien.

Peu de temps avant la sortie, l'équipe est invitée au Studio 28, à Paris, pour découvrir Cinéman. Personne ne reconnaît le film qui a été tourné: "J'ai lu un film que je n'ai jamais tourné et j'ai vu un film que je n'ai pas enregistré", résume Michel Casang. En découvrant la vitesse à laquelle défile le générique du film, l'ingénieur du son souffle à sa compagne: "personne n'aura le temps de lire nos noms."

Le 28 octobre 2009, Cinéman est assassiné par la majorité de la presse, mais trouve grâce aux yeux de quelques médias dont Le Figaroscope ("un scénario astucieux, une réalisation bluffante") et Le Parisien ("ça ne manque pas de panache"). Le public boude le film, qui termine sa carrière avec à peine 400.000 entrées.

En 2010, Franck Dubosc reçoit le "Gérard du cinéma" du désespoir masculin et Cinéman le prix du plus mauvais film. Dix ans plus tard, le film est devenu culte, célébré par Nanarland - qui le classe comme un navet, "donc un film juste mauvais, par opposition au nanar qui, lui, est mauvais mais fun à voir", précise Alexandre Tardif.

"Je pense que la principale raison pour laquelle Cinéman est resté dans les esprits, c'est l'identité de son réalisateur", analyse-t-il encore. "Il y a beaucoup de très mauvaises comédies, mais elles ne sont pas toutes réalisées par quelqu'un qui est resté une figure publique et qui, dix ans plus tard, continue de se faire remarquer en provoquant des polémiques. Les gens ont envie de tourner Yann Moix en ridicule, et ils ont un moyen très simple de le faire: invoquer Cinéman. En plus il y a un contraste entre sa personnalité, lui qui est tellement imbu de lui-même et se voit comme un intellectuel, et son film, qui est rempli d'humour pipi-caca."

Objet honteux pour beaucoup, Cinéman est aussi devenu pour certains, comme Michel Casang, une source de fierté: "Je n'ai pas de César, mais je suis content d'avoir fait un des plus mauvais films du cinéma français."

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Article original publié sur BFMTV.com