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Chez les avocates pénalistes, les violences sexistes et sexuelles encore loin d'être dénoncées

Nombreuses dans la profession sont celles qui ont subi des remarques sexistes ou des gestes déplacés. Très peu les dénoncent: la libération de la parole est encore lente dans un milieu pourtant en première ligne contre les violences faites aux femmes.

JUSTICE - Deux dictons résonnent quand on se penche sur le monde des avocats pénalistes. “L’arbre qui cache la forêt”, concernant la plainte déposée par l’avocate Nathalie Tomasini contre le garde des Sceaux quand il était avocat, Eric Dupond-Moretti, et révélée par Le HuffPost et Mediapart mercredi 22 septembre.

Une plainte pour “menaces” et “violences psychologiques”, qui fait notamment état des mots “hystériques” ou “saloperie de pute” que l’ex-ténor du barreau aurait prononcés contre sa consœur lors d’un procès en 2020, aux Assises d’Évreux (Eure).

L’expérience de la plaignante, sa notoriété et le temps qu’elle a mis avant de porter plainte (un an et demi) révèlent le poids qui pèse encore sur les épaules des avocates pénalistes pour oser dénoncer des comportements inappropriés, souvent réprimés par le code pénal, mais la plupart du temps intégrés, minimisés ou ignorés, dans un milieu qui ne semble pas encore avoir opéré son virage “Me Too”, alors même qu’il en est aux premières lignes.

“On est libéraux, on fait ce qu’on veut”

“Les cordonniers les plus mal chaussés”. C’est le second dicton qui vient en tête, au bout d’une année d’enquête sur le sujet. Les avocats respectent-ils le droit? Lors de nos nombreux rendez-vous dans des cabinets parisiens, de toutes les tailles, le port du masque était rarement de rigueur, même au pic de la crise sanitaire, et cloper dans son bureau, une banalité. “On est libéraux, on fait ce qu’on veut”, a résumé l’un d’entre eux, à moitié sur le ton de la plaisanterie. Voilà pour le contexte - qui ne serait pas si grave si on s’arrêtait là.

Sauf que s’agissant des violences sexistes et sexuelles, on peut se demander si le fait qu’elles soient semble-t-il si communes dans le milieu des avocats pénalistes, comme le conclut cette enquête, n’a pas, in fine, une incidence sur la façon dont ces dernières sont traitées en justice.

Une main aux fesses à la sortie d’un taxi, un baiser forcé dans un couloir, des regards insistants et déplacés dans les salles d’audience, des remarques sexistes. Depuis plusieurs mois, pas une avocate pénaliste à qui nous avons parlé, soit une vingtaine en tout, n’a pas expérimenté au moins l’une de ces situations au cours de sa carrière, sans jamais la dénoncer à l’ordre des avocats, première instance vers qui se tourner avant de pouvoir aller en justice, selon la coutume de ce milieu très attaché au corporatisme et aux traditions.

“Je vais vous envoyer ma charmante collaboratrice”. C’est la phrase “rituelle” , comme le résume Me Marie-Alix Canu-Bernard, avocate au barreau de Paris depuis trente ans, que la plupart de nos interlocutrices ont entendue au début de leur carrière. Depuis plusieurs années, cette ténor du barreau a décidé de tweeter certaines remarques sexistes qu’elle entend. “Ce que j’acceptais et ce dont je m’amusais, même si j’en étais parfois agacée, m’est aujourd’hui, avec l’expérience, et sans doute après le mouvement Me Too, devenu de l’ordre de l’insupportable”, explique celle qui nous a longuement reçue à son cabinet en janvier 2021. À 55 ans, elle n’a plus grand-chose à prouver et des dossiers réguliers. C’est la seule qui accepte de parler à visage découvert. Les cinq autres femmes ont préféré rester anonymes.

“Qu’est-ce que vous avez sous la robe?”

“Quand j’étais plus jeune, on se servait de mon physique comme d’un atout”, témoigne à son tour Marine*, la trentaine. “Mon boss disait aux clients ‘je vais vous envoyer ma jeune et charmante collaboratrice’”, se souvient-elle, encore agacée. Depuis, elle a pris le large en montant son cabinet, mais les réflexions viennent aussi de l’extérieur. “Vers 2013-2014, l’associé d’un pénaliste parisien m’a glissé pendant une audience ‘Qu’est-ce que vous avez sous la robe?’”, rapporte-t-elle, en levant les yeux au ciel, “Forcément, ça déstabilise”.

“Vous vous défendez bien, pour une fille”, a plus récemment entendu Aurélie*, juste après sa plaidoirie par l’avocat de la partie adverse. ”Il y a une omerta sur le sexisme et un manque de respect en général à l’égard des jeunes avocats, à force, c’est épuisant”, complète Fanny*, petite trentaine, qui ne prend pas la peine de tout lister et qui a ”évidemment” elle aussi entendu la “phrase rituelle”.

 

Il n’y a pas de règle dans ce métier. Pour les mecs qui ont un problème avec ça, c’est un terrain de jeu formidable. Fleur*, avocate pénaliste

“Oui, les remarques sexistes existent toujours”, confirme un avocat médiatique choqué par ces comportements. “Cette année, j’ai entendu un avocat de renom dire à sa collaboratrice ‘mais non, petit poussin’. Elle n’était vraiment pas contente. Le pire, c’est qu’il avait l’impression d’être correct”.

Les faits rapportés vont souvent bien au-delà du langage sexiste qui semble sinon admis, au moins toléré. “Oui, j’ai déjà été harcelée, surtout au début. Des messages incessants, des confrères qui vous susurrent des trucs à l’oreille, qui vous touchent la cuisse en pleine audience...”, énumère Marine, assise devant son bureau. “Mais il y a aussi des endroits où ça se passe très bien”, tiennent à ajouter plusieurs de nos interlocuteurs.

Il fallait que je mette une écharpe sur les yeux et deviner si c’était mon boss ou la stagiaire qui m’embrassait. Aurélie*, avocate au barreau de Paris

“Pas de règles”

Aurélie a commencé sa carrière vers 2015. “Mon premier patron m’a fait des choses dégueulasses dont je n’ai pas envie de parler, parce que c’est un petit milieu, mais tout était extrêmement sexualisé”, commence-t-elle, avant d’accepter de livrer un seul élément au HuffPost, et à condition de rester anonyme: “Il fallait que je mette une écharpe sur les yeux et deviner si c’était lui ou la stagiaire qui m’embrassait”. Elle n’a jamais parlé de cette scène qui se déroulait dans leur bureau ni avec la stagiaire, qu’elle décrit “sous emprise”, ni avec son patron de l’époque.

Fleur*, la quarantaine, n’est pas surprise par nos questions. Elle accepte de livrer au HuffPost deux moments de sa carrière qui l’ont particulièrement marquée. “En sortant d’un taxi, il y a quatre ans, l’associé d’un important cabinet parisien, la soixantaine, m’a mis une main aux fesses. Je n’ai pas réagi sur le moment, mais je me suis sentie sale. Une autre fois, il a essayé de m’embrasser dans un couloir. C’était d’autant plus difficile qu’on avait par ailleurs de bonnes relations professionnelles et que lui ne semblait pas du tout voir le moindre problème”, note-t-elle.

Alors que tous sont censés connaître le droit pénal sur le bout des doigts, certains ne semblent pas s’être arrêtés aux chapitres sexisme, agressions sexuelles ou harcèlement, pourtant punis par la loi. “Il n’y a pas de règle dans ce métier. Pour les mecs qui ont un problème avec ça, c’est un terrain de jeu formidable: vous avez des hommes de pouvoir et de jeunes collaboratrices avec très peu de protection”, résume Fleur.

“Main aux fesses”

Comme si le mouvement Me Too n’avait pas franchi toutes les salles d’audience ou cabinets pénalistes, les femmes se racontent entre elles leurs expériences désagréables, se passent le mot des cabinets à éviter, mais ne vont pas forcément plus loin. Et surtout pas en justice. “On n’a pas envie de faire une procédure contre un avocat qui a plus de contacts et plus de réseau. Qui a l’énergie de faire ça?”, s’interroge Marine.

Alors, comme beaucoup de femmes, elles déploient des stratégies de contournement. “Quand je postule, je sais qu’un cabinet sur deux va être malsain. Maintenant c’est ma priorité: trouver un cabinet où ça se passe bien”, livre Éléonore*, à peine trente ans, qui semble avoir trouvé un endroit apaisé. “Mais ce sont aussi les magistrats parfois qui nous manquent de respect, en fait ça ne s’arrête jamais”, s’épuise la jeune avocate.

“J’ai été confrontée à des moments gênants, mais je les ai toujours réglés toute seule, par l’humour ou par une pirouette. Cela dit, il m’est arrivé de retourner une gifle après un comportement déplacé”, assure Me Canu-Bernard qui refuse d’en dire plus. “Je n’ai pas déposé plainte à l’ordre et cela ne m’était même pas venu à l’esprit”, reconnaît-elle.

“Mmhhh tes seins”

Il y a sept ans, elle se souvient être entrée dans un tribunal où plusieurs avocats étaient déjà présents. “Mmhhh tes seins”, aurait sifflé l’un d’entre eux. “J’ai voulu répondre, je ne te parle pas de tes ..., moi”, mais je n’ai pas osé. J’ai simplement dit ‘franchement, tu es lourd’. Aujourd’hui ce serait différent, cela dit, avec l’âge, je commence à être préservée!”, ironise-t-elle, sans s’offusquer outre mesure.

Alors pourquoi ça ne sort pas? La plupart des avocates à qui nous avons parlé et qui n’apparaissent pas dans cet article nous ont raconté spontanément des injures sexistes, des “mains sur la cuisse” ou de “la drague lourde”, des pratiques pour la plupart survenues après le mouvement Me Too. Elles n’ont jamais utilisé les termes d’“agressions sexuelles” ou de “harcèlement”, quand ceux-ci pouvaient s’appliquer à leurs récits. “Je ne veux pas passer pour l’avocate qui balance”, “j’ai de vraies victimes à défendre”, a-t-on entendu. Il y a aussi la peur des représailles. “Il va me reconnaître, c’est sûr!”, a prévenu une autre. Comme une tétanie à l’idée de pouvoir raconter, même de manière anonyme, ce que, par ailleurs, elles estiment insupportable.

“On a intériorisé, on se dit que c’est comme ça. On ne sait jamais trop comment réagir”, décrypte Marine. “Le monde du pénal est violent, nous défendons des gens qui ont fait des choses parfois atroces, ça nous aide à relativiser ce que parfois l’on vit, nous”, explique Me Canu-Bernard, qui poursuit: “Nous ne nous sentons pas le droit de nous plaindre, et naturellement, on se blinde”.

“Je ne veux passer pour l’avocate qui balance”

Il y a pourtant bien eu des secousses ou des alertes. Dès 2016, un an avant “Me Too”, le Tumblr “Paye ta robe” publie des témoignages de sexisme dans le milieu des avocats, tous anonymes. En 2018, le Défenseur des droits publie un long rapport sur le sujet qui atteste que plus d’une femme avocate sur deux (53,3%) a déjà été discriminée en raison de son genre. Parmi elles, moins de 5% ont entrepris une démarche pour poursuivre des faits de sexisme ou de discriminations. 39% d’entre elles, en revanche, en ont parlé à des proches.

Dans un livre, enfin, publié en 2021, la pénaliste Julia Minkowski donne la parole à neuf “ténoras” pour donner une autre image de ce métier encore perçu comme “viril”. Elle écrivait en introduction de L’avocat était une femme (JC Lattès) “Et j’épargne ici au lecteur les remarques sexistes habituelles, les tentatives de ′séduction’ déplacées quand on a enfilé la robe d’avocat, ou du harcèlement sexuel coutumier dans certains cabinets”.

Dans ce contexte, peut-on assister bientôt à un Me Too des avocates? “Je ne suis même pas sûre qu’un Me Too des pénalistes soit souhaitable”, confiait Fleur, début 2021, qui craignait “que les rapports de séduction qui existent aussi en prennent un coup” et qui rapportait avoir eu de “belles relations consenties”. “Il faudrait qu’il y ait un Me Too”, estimait de son côté Aurélie. Quant à Marine, elle exprimait tout haut: “Ça m’étonnerait que ça arrive, mais il suffit peut-être qu’il y en ait une qui se lance...”.

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des avocates interrogées.

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Cet article a été initialement publié sur Le HuffPost et a été actualisé.

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