Caricatures, séparatisme: ce que le monde musulman reproche à Macron

Des enfants tiennent des pancartes anti-Macron au Koweït - AFP
Des enfants tiennent des pancartes anti-Macron au Koweït - AFP

Ce n'est pas une coalition, mais l'embrasement est général. Quelques mots, extraits du discours d'Emmanuel Macron, mercredi dernier au soir, dans la cour de la Sorbonne, suscitent l'indignation dans de nombreux pays musulmans. A la date de ce lundi, des appels à boycotter les produits français, voire les voyages vers la France, ainsi que des propos acerbes envers le président de la République, ont déjà retenti en Turquie, en Iran, en Jordanie, au Koweit, au Qatar, au Maroc et au Pakistan.

Ad hominem

Mercredi soir, au moment de rendre hommage à Samuel Paty, ce professeur d'histoire-géographie sauvagement assassiné par un terroriste islamiste, Emmanuel Macron a lancé:

"Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins même si d’autres reculent."

C'est ce simple soutien à la tradition satirique d'une partie de la presse française et à cette dimension de la liberté d'expression qui a braqué des pans entiers du monde islamique, hostiles à la publication de nouvelles caricatures de Mahomet.

Le pouvoir turc s'est emparé du leadership de cette colère, l'exprimant dans des agressions ad hominem à l'égard d'Emmanuel Macron. "Tout ce qu'on peut dire d'un chef d'Etat qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière, c'est: 'Allez d'abord faire des examens de santé mentale'", a d'abord glissé Recep Tayyip Erdogan lors d'un discours télévisé samedi. "C'est un cas, et en conséquence, il a vraiment besoin de subir des examens", a-t-il soutenu dimanche. En réaction, la France, outre le rappel de son ambassadeur sur place, a dit sa réprobation à l'égard des positions prises à Ankara.

Le "séparatisme" a allumé la mèche

Les relations entre la France et la Turquie - qui remontent à l'alliance conclue en 1536 entre le royaume de François Ier et Soliman le magnifique, moins d'un siècle après la prise de Constantinople - ont eu de nombreuses occasions de se rafraîchir ces derniers mois. L'Hexagone et le gouvernement dirigé par le parti conservateur AKP sont opposés sur la question des tensions en Méditerranée, du dossier libyen mais aussi du conflit au Haut-Karabakh. De surcroît, il y a trois semaines déjà, Recep Tayyip Erdogan avait violemment réagi à la volonté de l'exécutif de porter un projet de loi sur le "séparatisme".

"Les déclarations de Macron selon lesquelles l'islam est en crise sont une provocation claire, qui dépasse le simple manque de respect", avait posé le président turc dans une autre prise de parole publique à Ankara, selon l'AFP. "Qui es-tu pour parler de structurer l'Islam? C'est de l'insolence et c'est dépasser les bornes", avait-il enchaîné. Des déclarations à l'unisson de celle de l'université égyptienne d'Al Azhar, grande autorité théologique et intellectuelle du sunnisme, qui, par un communiqué le 4 octobre, a dit "rejeter vivement les déclarations du président français Emmanuel Macron" les qualifiant de "fausses accusations envers l'islam", selon une traduction parue dans Le Point.

"De telles déclarations racistes sont de nature à enflammer les sentiments de 2 milliards de musulmans, une confusion erronée entre la réalité des valeurs auxquelles appellent les religions, comme le rapprochement entre les êtres humains, et l'exploitation par certains (extrémistes) des textes de ces religions pour réaliser leurs objectifs néfastes", a même ajouté l'institution.

Boycotts en chaîne

Le thème des caricatures dépasse quant à lui de très loin les frontières turques et l'enceinte du centre d'études islamiques égyptien. Au Koweit, des chaînes de magasins alimentaires ont ainsi retiré les produits français de leurs étals tandis que 430 agences de voyage locales ont suspendu les réservations pour les vols à destination de la France. Au Qatar, où de semblables boycotts ont été signalés, l'Université a même annoncé le report d'une semaine culturelle française pointant une "atteinte délibérée à l'islam et ses symboles". Dimanche, le Premier ministre pakistanais, Imran Khan, s'est pour sa part emporté sur Twitter:

"C'était le moment pour le président Macron d'apaiser et de fermer la porte aux extrémistes plutôt que de créer une plus grande polarisation et une plus grande marginalisation, qui ne peuvent que mener à la radicalisation, en encourageant la publication de dessins blasphématoires visant l'islam et notre prophète. En attaquant l'islam, sans y rien connaître à l'évidence, le président Macron a attaqué et blessé les sentiments de millions de musulmans en Europe et à travers le monde."

Manifestations à Tripoli et à Jaffa

Le ministre de l'Éducation nationale du gouvernement d'union sis à Tripoli en Libye a lui aussi évoqué sans ambages la promesse d'Emmanuel Macron. "Nous condamnons fermement les déclarations du président français et l’insulte intentionnelle envers l’islam et son saint prophète", a écrit Ammari Zayed sur Facebook, comme l'a noté Ouest France. Il a encore tancé "le mépris que ces déclarations constituent à l’encontre du plus grand symbole pour tous les musulmans".

Ces paroles, consignées samedi sur les réseaux sociaux, n'ont pas tardé à exciter les foules. Dimanche, à Tripoli, des manifestants ont brûlé des portraits d'Emmanuel Macron. Parmi ces mouvements populaires, un défilé a encore frappé l'attention médiatique: la manifestation de 200 personnes sous les fenêtres de la résidence de l'ambassadeur de France à Jaffa, en Israël, samedi soir.

Le gouvernement du "commandeur des croyants" s'agace

Plus près de nous, géographiquement et historiquement, le Maroc a lui aussi envoyé sa salve. Dimanche, le gouvernement du royaume chérifien a affirmé, par l'entremise du ministre des Affaires étrangères, Saad Dine el Otmani:

"Le Maroc condamne vigoureusement la poursuite de la publication des caricatures outrageuses à l’Islam et au Prophète Sidna Mohammed. Un communiqué du ministère des Affaires étrangères indique que le Maroc dénonce ces actes qui reflètent l’immaturité de leurs auteurs. et réaffirme que la liberté des uns s’arrête là où commencent la liberté et les croyances des autres. La liberté d’expression ne saurait, sous aucun motif, justifier la provocation insultante et l’offense injurieuse de l’Islam qui compte plus de 2 milliards de fidèles."

Il faut dire que Mohamed VI, à l'instar de tous les souverains de sa dynastie, prétend au titre de "commandeur des croyants". Le Maroc, comme le remarque ici Le Parisien, est d'ailleurs coutumier de ce type de saillies: il a constamment condamné les caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo à chaque polémique. Le ministère des Affaires étrangères marocain a toutefois eu des mots, rapides, pour dénoncer la décapitation de l'enseignant à Conflans-Sainte-Honorine: "Autant qu’il condamne toutes les violences obscurantistes et barbares prétendument perpétrées au nom de l’Islam, le Maroc s’élève contre ces provocations injurieuses des sacralités de la religion musulmane."

Cinq ans après

Aux yeux de la France toutefois, les autorités de ces pays d'obédience musulmane ont parfois paru plus promptes à s'ulcérer de caricatures humoristiques à venir qu'à condamner le crime du terroriste Abdoullakh A. dans les Yvelines. C'est en tout cas ce qu'a reproché en substance, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, à la Turquie dans le texte où il a officialisé le retour en France de notre ambassadeur. "A l'absence de toute marque officielle de condamnation ou de solidarité des autorités turques après l'attentat terroriste de Conflans-Sainte-Honorine s'ajoutent désormais depuis quelques jours une propagande haineuse et calomnieuse contre la France (...)", a-t-il déploré.

Le ministre des Affaires étrangères a mollement protesté de "la tristesse" de son pays devant le meurtre, et argué des excuses présentées par son ambassadeur.

Au moment du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, condoléances, soutiens et condamnation de la tuerie avaient pourtant été unanimes. Le Hezbollah et le Hamas, pourtant deux forces politiques et paramilitaires islamistes, eux-mêmes s'y étaient joints, le Hamas écrivant notamment qu'il "condamn(ait) les agressions contre le magazine Charlie Hebdo et insist(ait) sur le fait que le différend d'opinion et de pensée ne saurait justifier le meurtre".

Cinq ans plus tard, certains gouvernements démocratiques et bien insérés dans les organisations internationales n'ont pas cette clarté. Le climat a décidément bien changé.

Article original publié sur BFMTV.com