Que sont ces camps de filtration où la Russie est accusée d'avoir déplacé des Ukrainiens?

Des personnes venant des régions de Donetsk et Lougansk prenant le train pour la région de Nizhny Novgorod, le 2 avril 2022 (AP Photo) (Photo: via Associated Press)
Des personnes venant des régions de Donetsk et Lougansk prenant le train pour la région de Nizhny Novgorod, le 2 avril 2022 (AP Photo) (Photo: via Associated Press)

Des personnes venant des régions de Donetsk et Lougansk prenant le train pour la région de Nizhny Novgorod, le 2 avril 2022 (AP Photo) (Photo: via Associated Press)

GUERRE EN UKRAINE - À la fin du mois de mars, alors que l’invasion russe de l’Ukraine était entamée depuis presque un mois, le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés estimait que près d’un quart de la population ukrainienne avait été déplacé.

Si de nombreux réfugiés ont pu rejoindre l’Union européenne, le sort d’autres “déplacés” inquiète. Notamment à la lueur de témoignages parus en ce début avril dans la presse internationale et d’accusations concernant des “camps de filtration”. “Les gens doivent savoir la vérité, les Ukrainiens sont déplacés en Russie, le pays qui nous occupe”, lance en forme de cri d’alarme une femme originaire de Marioupol, dans le journal britannique The Guardian.

Son récit fait écho à d’autres, parus dans le Washington Postou sur le site de la BBC. On peut y lire des déclarations d’Ukrainiennes -il s’agit essentiellement de femmes- racontant avoir été emmenées, avec parfois des centaines d’autres gens, et surtout d’autres habitants de Marioupol, dans un “camp de filtration”. Les témoignages concordent.

Forcées par des menaces des troupes russes à sortir de leurs abris, ces Ukrainiennes qui avaient réussi à rester chez elles avec leur famille dans des conditions sommaires disent avoir été emmenées par bus dans un campement situé à Bezimenne, près de Novoazovsk, dans les territoires revendiqués de la République populaire de Donetsk.

Sur place, des tentes alignées et des uniformes russes. Elles expliquent avoir été appelées une par une et photographiées sous toutes les coutures. Leurs empreintes ont été relevées et elles ont également dû fournir les codes et mots de passe de leurs appareils électroniques. Puis elles ont été interrogées, certaines plusieurs fois, dont même une par le FSB, les services de renseignement russes.

“Ils m’ont aussi demandé ce que je pensais de l’Ukraine, de Poutine, du conflit. Tout était dégradant”, confie une réfugiée au Guardian, quand une autre ajoute dans le Washington Post qu’elle a eu l’impression d’être traitée comme “une captive, une criminelle”, comme un “sac de patates” que “l’on balance de droite à gauche”.

Nombre des femmes témoignant dans ces médias ont demandé à ce que leur nom soit changé, de peur que leurs familles subissent des représailles.

Camp de “répartition”

La société Maxar spécialisée dans les images satellites a transmis récemment au média britanique iNews plusieurs photos satellites de Bezimenne montrant des tentes bleues alignées près d’un grand baraquement. Le campement aurait été construit aux alentours du 20 mars.

“À toutes les étapes, on nous dit d’être reconnaissantes d’avoir un sandwich, d’avoir été évacuées, que nous avons été libérées. Mais libérées de quoi?”, s’agace l’habitante de Marioupol qui témoigne dans le Washinton Post.

Parfois l’interrogatoire tourne à l’opération médiatique. La jeune femme enceinte photographiée juste après le bombardement de la maternité de Marioupol et dont le cliché avait fait le tour du monde, aurait, elle aussi, transité par l’un de ces camps de filtration. Selon plusieurs observateurs, c’est précisément dans un endroit de la sorte, et sous la pression, qu’aurait été filmée une vidéo récente dans laquelle elle assure qu’il n’y a pas eu de frappe aérienne. Une séquence largement diffusée par les relais habituels de la voix du Kremlin, à l’instar de la mission russe à Genève

Mais le camp de Bezimenne tient plutôt au centre de répartition qu’à une véritable de destination. Après ce passage de plusieurs heures dans ce camp de filtration, les témoins disent avoir ensuite été envoyés en Russie, à plusieurs endroits dans la région de Rostov, dans le sud du pays.

Les autorités ukrainiennes inquiètes

Le maire de Marioupol avait été l’un de premiers à lancer l’alerte sur la “déportation” de ses habitants, sur la chaîne Telegram officielle de la ville, ajoutant que les papiers d’identité et passeports de ses administrés étaient dans la foulée confisqués

Une inquiétude relayée depuis par le ministre ukrainien de la Défense, Oleksiy Reznikov. “Après avoir passé les camps de filtration, les Ukrainiens sont envoyés dans les zones économiquement déprimées de la Fédération de Russie. Un certain nombre de régions du nord sont désignées comme destination finale, en particulier - Sakhaline. Les Ukrainiens se voient “offrir” un emploi officiel par le biais de centres d’emploi. Ceux qui acceptent reçoivent des documents leur interdisant de quitter les régions russes pendant deux ans”, a dénoncé sur Facebook, Oleksiy Reznikov.

Des accusations également relayés par Lyudmila Denisova, responsable au parlement ukrainien de la surveillance des violations des droits humains: “Nos citoyens ont été déportés de notre territoire vers le leur. Ils ont été emmenés contre leur volonté, ils ont été emmenés de force dans des camps de filtration dans la région de Donetsk”. Des médias russes rapportent aussi que des centaines de “réfugiés” ukrainiens, ont également rejoint en train les régions de Yaroslavl et Ryazan, relaie la BBC.

Si les déplacements forcés de personnes peuvent constituer des crimes de guerre, Moscou réfute fermement et préfère parler de son côté d’“opération de secours” et “d’évacuation”.

À l’ONU, ce mardi 5 avril, la représentante russe a évoqué les chiffres de ”602.000 personnes, dont 119.000 enfants” évacués. Elle répondait notamment à l’intervention américaine de Linda Thomas-Greefield selon laquelle, “des rapports indiquent que les agents fédéraux de la sécurité russe leur confisquent passeports et cartes d’identité, téléphones portables, et séparent les familles”. “Je n’ai pas besoin de dire ce que nous rappellent ces soi-disant ‘camps de filtration’. C’est glaçant”, avait également ajouté la représentante américaine.

Les premiers camps après la Seconde guerre mondiale

Le terme de “camp de filtration” est apparu lors de la Seconde Guerre mondiale. Après l’armistice, les Russes ont installé ce type de structures aussi appelées “NKVD special-purpose camps”, pour contrôler les soldats soviétiques qui avaient été capturés par l’Allemagne nazie et revenaient sur le sol russe. Pour l’historien britannique Nick Baron, l’objectif est de vérifier que ces militaires n’avaient pas été trop influencés ou qu’ils n’étaient pas devenus espions pour le camp adverse.

Des camps de filtration avaient notamment été mis en place par les autorités russes pendant les guerres de Tchétchénie entre 1994 et 1996, puis entre 1999 et 2003. L’un des camps l’un des plus connus fut celui de Chernokozovo, près de Grozny. Des milliers de Techètchénènes ont disparu dans ces structures à l’époque, rappelait Le Monde, un 2000. Un rapport de Human Right Watch faisait également état, cette année-là, de témoignages d’actes de tortures et de viols. Dimanche, après la découverte du massacre de Boutcha, cette même ONG a alerté sur l’utilisation du viol comme arme de guerre.

À voir également sur Le HuffPost: Depuis Boutcha, Volodymyr Zelensky dénonce “un génocide”

Cet article a été initialement publié sur Le HuffPost et a été actualisé.

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