"C'était Dieu": pourquoi il a été si difficile pour les victimes de l'Abbé Pierre de témoigner
Un rapport a rendu public des accusations d'agressions sexistes et sexuelles de sept femmes à l'encontre du célèbre prêtre et fondateur du mouvement Emmaüs, mort il y a 17 ans. Une situation, selon les conclusions de cette enquête, qui était connue de nombreuses personnes.
"Il faut vraiment beaucoup de courage pour faire ça, notamment quand la personne est aussi connue et importante dans le cœur des Français", souligne sur France Inter Caroline de Haas, cofondatrice du cabinet indépendant Egaé, qui lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
Un rapport de ce cabinet -demandé par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre- a été rendu public ce mercredi 17 juillet et fait état de sept femmes qui disent avoir été victimes de violences sexuelles commises par l'Abbé Pierre, le célèbre fondateur du mouvement Emmaüs mort en 2007.
Selon Caroline de Haas, en 2024, "quand vous portez plainte pour des faits de harcèlements sexuels, dans 94% des cas, la justice classe votre plainte sans suite".
"Vous imaginez ces femmes dans les années 80 ou 90 aller porter plainte contre l'Abbé Pierre?", interroge-t-elle.
"Abus de pouvoir spirituel"
En effet, les faits évoqués les plus anciens remontent à 1970. Les plus récents datent de 2005, l'homme d'Église était alors âgé de 92 ans.
Amnésie traumatique, peur des répercussions, peur de ne pas être crues... Dans les cas de violences sexistes et sexuelles, il est fréquent que les victimes mettent du temps à évoquer ce qu'elles ont subi.
C'est d'autant plus le cas au sein de l'Église, exprime sur BFMTV Yolande Du Fayet de la Tour, ancienne victime d'un prêtre pédocriminel, qui parle d'un "abus de pouvoir spirituel".
Dans le rapport, toutes les victimes parlent d'une forme de sidération lors des faits. "J'ai l'habitude de me défendre. Mais là, c'était Dieu", témoigne l'une d'entre elles, ajoutant:
"Comment vous faites quand c'est Dieu qui vous fait ça?"
Situation d'emprise d'une icône
Des phrases comme "C'est l'abbé Pierre, je ne peux rien faire" reviennent effectivement dans cette enquête. Le groupe Egaé a perçu dans certains des récits une forme d'emprise alimentée par la différence d’âge, le statut de l’abbé Pierre et une forme d’idolâtrie, ou la situation de subordination entre lui et les personnes concernées.
"C'est les suites logiques quand on adule quelqu'un. Quand on est dans l'incarnation de Dieu, on est le pouvoir absolu", affirme sur RMC François Devaux, fondateur de La Parole Libérée, association créée par les victimes d'un aumônier du diocèse de Lyon.
"C'est la clé du problème: c'est ce qu'on reproche à l'Église, c'est l'incarnation sacrée", ajoute-t-il, citant déjà des situations d'emprise dans plusieurs cas d'agressions sexuelles ou de viols, notamment avec des hommes connus, "mais là, dans l'Église, on a à faire à des gens à qui on confère des pouvoirs surnaturels".
Une observation partagée par la théologienne Véronique Margron, qui lutte contre les violences sexuelles dans l'Église catholique française, auprès de Libération. "C'est presque comme toucher au sacré. Il était considéré comme tel par tant de personnes dans la société. Nous avons un vrai problème avec les personnalités charismatiques. Soit parce qu'elles emportent les foules, soit parce que, comme l'abbé Pierre, elles ont réalisé des actions très importantes. D'un seul coup, face à ces hommes, il n'y a plus aucun esprit critique", décrit-elle.
Dissonance
De surcroît, les actes dénoncés à l'encontre de l'Abbé Pierre se heurtent à l'aura de celui qui a été personnalité préférée des Français à 16 reprises. "La dissonance entre l'image de l'abbé Pierre, son souhait de justice et d’égalité et son comportement envers les femmes crée une fissure immense chez les personnes qui l’admiraient ou admiraient son engagement", pointe ainsi le rapport.
Les victimes sont attachées aux idées de l'Abbé Pierre et à l'engagement du mouvement Emmaüs. Véronique Margron raconte avoir parler à l'une des femmes qui témoignent et se souvient qu'elle craignait que parler n'entache l'association caritative.
Beaucoup savaient
Les faits dénoncés dans ce rapport témoignent également d'une situation qui était connue de nombreuses personnes, notamment dans l'entourage de l'Abbé Pierre, et qu'il ne s'agissait pas d'un "épiphénomène".
En outre, certaines femmes racontent avoir remonté les agressions subies aux dirigeants et responsables d'Emmaüs de l'époque. Il est donc d'autant plus difficile de parler et de dénoncer de tels faits si l'on sait que cela n'aura aucune répercussion.
L'enquête rapporte d'ailleurs que parmi les personnes informées, beaucoup ne prendront pas "conscience de la réalité des violences commises".
"On protège l'institution avant de protéger le respect de la dignité humaine et de la vie", déplore à ce propos François Devaux, qui parle de "négation" face à ces situations de violences.
"Sans réforme, l'Église continuera", ajoute-t-il.
"Ce que cela dit de l'Église catholique, c’est que, décidément, nous manquons de la vigilance la plus élémentaire sur les comportements des hommes, d'autant plus lorsqu'ils sont célèbres", conclut Véronique Margron auprès de Libération.
Article original publié sur BFMTV.com
VIDÉO - François Devaux - Abus sexuels dans l’Église : "J’avais 10 ans. Je l’ai tout de suite dit à mes parents. Un enfant, à 10 ans, il n’est pas sexualisé, il ne sait pas de quoi on parle. Mais j’ai compris que quelque chose d’anormal se passait"