Bonnes feuilles : « Addicts. Comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer »

<span class="caption">Dans cette scène du film « Le Loup de Wall Street », le trader Mark Hanna (Matthew McConaughey) explique à Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio) que la cocaïne lui permet d’être plus affuté et plus rapide.</span> <span class="attribution"><a class="link " href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-127524/photos/detail/?cmediafile=21061129" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:« Le Loup de Wall Street », de Martin Scorcese / Metropolitan FilmExport;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas">« Le Loup de Wall Street », de Martin Scorcese / Metropolitan FilmExport</a></span>

La consommation de cocaïne est en hausse depuis les années 1990. Ce psychostimulant est particulièrement prisé dans certains secteurs d’activité, où il est vu considéré par certains salariés comme un moyen de « doper » ses performances. Avec quelles conséquences ? Médecin psychiatre dans le service d’addictologie de l’hôpital Saint Antoine (AP-HP), à Paris, le Dr Jean-Victor Blanc répond à cette question dans son nouvel ouvrage « Addicts : comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer », aux éditions Arkhé. En voici un extrait.


Se droguer plus pour travailler plus

« – Vous pouvez vous défoncer en journée et rester opérationnel ?
– Comment faire autrement ? Cocaïne et putes, mon ami […]. Deuxième clé du succès dans ce trafic : ce bébé. La cocaïne. Ça booste entre les oreilles. On numérote plus vite. Et devine quoi ? C’est bon pour moi tout ça. »

Dans Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese, Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio) va appliquer scrupuleusement le conseil inaugural de son supérieur. Le film, inspiré d’une histoire vraie, suit la grandeur et la décadence d’un trader dans les années 1980. Le milieu de la finance y est mis en scène, dans un cocktail de masculinité toxique (concours de jetés de nains inclus) et de cocaïne. On sniffe la poudre blanche pour se divertir, faire l’amour, travailler et supporter tout ça à une cadence infernale. Jordan mélange coke, alcool et médicaments détournés de leur usage. Il navigue dans un état second, au gré de ses arnaques et autres malversations financières, jusqu’au naufrage qui le laisse ruiné.

Le milieu du travail peut favoriser la consommation de drogues, de manière plus ou moins volontaire et fréquente. Ce qui paraît étonnant, dans cet univers, c’est l’usage « professionnel » que les courtiers font de cette substance, proche du dopage. « Tout le monde en prend pour tenir le rythme, sans ça je vais me laisser distancer » m’expliquait angoissée cette patiente qui débutait dans un prestigieux cabinet de conseil.

L’usage de psychotropes au travail est contre-productif

La drogue qui donnerait des ailes aux travailleurs est une idée reçue répandue, c’est ce qu’énonce d’ailleurs le N+1 de Jordan. C’est en réalité l’inverse qui advient. L’usage de substances au travail diminue la productivité, favorise l’absentéisme et les risques d’accidents. Et, dans un material world, on sait que cela coûte des centaines de milliards d’euros chaque année dans le monde. 16 milliards de dollars partent ainsi annuellement en fumée à cause de la baisse de productivité liée au pot (cannabis, ndlr) et autres drogues au Canada.

Il n’y a pas que les cols blancs et les mannequins qui font usage de stupéfiants pour travailler, bien au contraire. Aux États-Unis, 10 % des femmes et 30 % des hommes de moins de 30 ans ont déjà pris de la drogue sur leur lieu de travail dans l’hôtellerie-restauration, la construction, les médias et les arts et spectacles. On manque de données précises sur le sujet en France, mais rien n’indique que la situation y soit très différente.

Plusieurs raisons expliquent la fréquence de cet usage dans certains secteurs. Pour les métiers physiques, les substances sont un moyen de tenir sur le court terme. La surcharge de travail, l’insécurité de l’emploi, la pénibilité, les horaires irréguliers et décalés sont autant de facteurs associés à la consommation sur le lieu du travail. Sont ainsi concernés 20 % des employés dans le secteur de l’hôtellerie/restauration et du bâtiment, la substance la plus consommée restant l’alcool.

Mais les stupéfiants n’ont évidemment rien de la potion magique qui permet aux ouvriers de finir le palais de Numérobis en un temps record dans Astérix et Cléopâtre. L’usage de l’alcool sur les chantiers est au contraire à l’origine de nombreux accidents. Il est pourtant souvent sous-déclaré dans les enquêtes, ce silence témoigne de la difficulté à aborder le sujet. Ces tabous ne profitent à personne et, pour les employés ayant un problème d’addiction, c’est la double peine.

Car, s’il est parfois permissif vis-à-vis de la consommation en elle-même, le monde du travail n’est pas tendre avec les collaborateurs dont le trouble se répercute sur la productivité. Dans la série « Succession », Kendall Roy (Jeremy Strong) est considéré comme peu fiable par les pontes du conglomérat familial. Tout fils de milliardaire qu’il soit, son problème avec la cocaïne semble le discréditer dans son projet d’occuper la tête tant convoitée de la compagnie.

Se droguer pour travailler plus est toléré, mais les problèmes qui vont de pair avec la consommation sont, eux, priés de rester sur le seuil de l’entreprise. Ces injonctions contradictoires dictent des attitudes intenables et renforcent le mal-être des travailleurs souffrants d’addiction.

[…]

Enjoy Cocaïna

Ce puissant psychostimulant a vu sa popularité grimper en flèche depuis la chute des prix dans les années 1990. C’est aujourd’hui le deuxième produit illicite le plus consommé en France après le cannabis 89. La poudre blanche procure une sensation d’acuité intellectuelle, d’euphorie et d’indifférence à la fatigue. Le revers de la médaille, c’est la descente, une tristesse, une anxiété, une violente mésestime de soi et une profonde irritabilité lorsque les effets stimulants s’estompent. Cette séquence up and down peut induire une dépendance psychique, car la cocaïne suscite un fort effet de craving (envie irrésistible de consommer, ndlr).

Lorsqu’elle est consommée sous forme de crack, les effets sont encore plus intenses, rapides, mais aussi fugaces. Ce mode de consommation entraîne un rapprochement des prises, avec des conséquences dramatiques. Ces effets ont été fustigés, en connaissance de cause, par Keith Haring dans son œuvre Crack is Wack (« le crack c’est nul »). La formule fut reprise en interview par Whitney Houston quelques années plus tard. Elle semblait alors davantage vexée qu’on la suspecte de consommer un produit à l’image « cheap » que de consommer tout court. C’est dire si « l’épidémie du crack » a durablement marqué les esprits dans la communauté afro-américaine.

Le magnifique film Moonlight met en scène ses ravages à travers l’histoire de Chiron dont la mère est dépendante du crack. Aujourd’hui, ce produit reste associé en France à une grande précarité, visible au quotidien dans les rues du quartier de Stalingrad à Paris. Le fait qu’il s’agisse de cocaïne de mauvaise qualité est souvent méconnu et l’idée (fausse) qu’on ne développe pas d’addiction à la cocaïne est encore très répandue.


À lire aussi : Connaissez-vous le « crack », nouvel avatar médiatique de l’usage de drogue en France ?


Les risques de la consommation pour la santé physique sont cardiologiques (infarctus cardiaques), neurologiques (accidents vasculaires cérébraux) et esthétique, la cloison nasale étant endommagée lors de la prise. La cocaïne peut aussi induire des épisodes délirants et des troubles du comportement parfois violents.

Lorsque les montagnes russes liées au stress professionnel se télescopent avec les fluctuations mentales provoquées par les psychotropes, le cocktail est dévastateur. Dans le film Netflix « Le Beau Rôle », Drew Barrymore interprète Candy Black, une actrice très populaire, qui déteste les comédies abêtissantes dans lesquelles elle joue. La star sniffe des quantités massives de cocaïne pour s’anesthésier l’esprit. Dans un état de fureur cocaïnique, elle se donne un jour tristement en spectacle en s’en prenant à sa partenaire de jeu. La scène est filmée à son insu et aussitôt diffusée sur les réseaux sociaux.

Ce profil fort peu flatteur jeté en pâture au public qui l’adule pour ses rôles comiques, signe sa mort médiatique. C’est alors que sa doublure, Paula, lui propose de prendre sa place, tout d’abord en cure de désintoxication, puis dans sa vie publique. Paula y prend un plaisir fou, elle qui appelle de tous ses vœux la célébrité honnie par Candy Black.

Au-delà de la peinture des ravages de la cocaïne et de l’alcool dans le milieu du cinéma, l’un des principaux intérêts du film est d’être produit et interprété par Drew Barrymore. Son charme et son humour n’occultent en rien la vision cynique qui est donnée de l’industrie du divertissement, faisant peu cas de la santé mentale. L’actrice a d’ailleurs raconté combien, en lien avec son histoire personnelle, elle avait mis d’elle-même dans ce rôle.

Vers une nouvelle éthique du travail

Au-delà des aspects liés à la pénibilité du travail, l’attitude de l’environnement professionnel vis-à-vis des produits va peser sur la consommation. Comme pour Jordan Belfort, la consommation peut être perçue comme un moyen d’identification dans l’entreprise. Si un N + 1 ou N + 2 incite à consommer, cela peut être perçu comme corporate de l’imiter. Les plus jeunes, ou les derniers arrivés, sont alors priés de suivre ces role models en acceptant ce qu’on leur propose.

Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’environnement est compétitif, comme celui de la série « Industry ». On y suit l’arrivée de jeunes stagiaires aux dents longues dans le monde impitoyable de la finance londonienne. Tous les coups sont permis, et les impétrants sont soumis au harcèlement et aux discriminations, le tout bien arrosé d’alcool et de drogues.

Une culture d’entreprise valorisant les substances peut pousser les plus jeunes à la consommation et aggraver la vulnérabilité des plus fragiles. Comme dans la banque d’investissement d’Industry, c’est souvent le reflet d’une ambiance de travail toxique, pour tous les employés. Un environnement professionnel permissif vis-à-vis des drogues est vécu comme moins sûr, plus stressant et provoquant davantage de souffrance morale, même pour les abstinents.

Une amélioration globale des conditions de travail dans les secteurs les plus touchés permettrait de diminuer la consommation de produits. Il est révoltant qu’il soit indispensable de prendre des substances pour supporter des conditions de travail délétères. L’information et l’éducation des collaborateurs sur leur santé est donc primordiale. Pour les manageurs, repérer des signes de vulnérabilités et savoir comment réagir sans moraliser ni banaliser est aujourd’hui indispensable.

[…]

LES RED FLAGS (signaux d’alerte, ndlr) :

  • Avez-vous déjà consommé une substance psychoactive avant ou pendant votre journée de travail ?

  • Étiez-vous seul ?

  • Avez-vous déjà eu un problème (accident, trouble du comportement, absentéisme) sur votre lieu de travail en rapport avec la consommation de substances psychoactives ?

  • Avez-vous déjà été absent au travail parce que vous aviez trop consommé ?

  • Avez-vous déjà ressenti un besoin violent et irrépressible de prendre une substance pendant une journée de travail à la suite d’une contrariété ?

Le cas de Giacomo

Giacomo est serveur dans un établissement huppé de la capitale. Lors de notre première consultation, il m’a raconté quel était son menu quotidien dans le « monde d’avant » : cocaïne en début de service pour être en forme, verres avec collègues et les habitués pendant le service et cannabis seul chez lui pour faire redescendre la pression. Après 10 ans de ce régime, il est exténué. C’est suite au premier confinement qu’il fait la démarche de consulter. Les habitudes qu’il avait prises et la dépendance qui en résultait ne pouvaient alors plus se fondre dans le décor branché du milieu dans lequel il travaillait. Il se retrouve seul dans son appartement parisien, sans excuse du type « coup de feu en cuisines ».

Nous avons alors établi une cartographie de ses consommations : les produits, les fréquences, et un classement en fonction de ceux qui posaient le plus de problèmes. Au chômage partiel, Giacomo prenait de la cocaïne le matin pour se « donner de la force », puis buvait de la bière tout au long de la journée pour se détendre et « ne pas penser à ses soucis ». Cette période de mise à l’arrêt forcée, propice à l’introspection, est particulièrement difficile pour lui, qui vivait auparavant dans un tourbillon de travail, de fêtes et de voyages.

L’enjeu du suivi est de progressivement arrêter la cocaïne et de diminuer l’alcool. Ceci fait, son amélioration psychique lui permet désormais d’envisager la suite de sa vie professionnelle. Il prend conscience qu’évoluer de nouveau dans la restauration, où les produits circulent beaucoup, peut poser problème. Il ne supporte plus ce stress, et ne veut plus se détruire la santé en consommant. Il s’engage actuellement dans une reconversion professionnelle dans le secteur de la santé, ce qui est courageux de sa part. Au-delà des efforts phénoménaux d’un patient pour ne pas consommer, des réaménagements supplémentaires sont parfois nécessaires à son rétablissement. Se réinventer ainsi est très exigeant, et me rend particulièrement admiratif.


Pour en savoir plus :
● Blanc, JV. – Addicts : comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer (2022), collection Vox, éditions Arkhé.
● Blanc JV. (2021) « Pop &amp; psy : comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques », éditions PLON.
● Cycle de conférences dans les cinéma Mk2 Beaubourg tous les mois et ciné club mensuel au Brady.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

Lire la suite: