Les autochtones, simples figurants du récit colonial
L'histoire des "grandes découvertes" a longtemps été écrite du point de vue occidental. Aujourd'hui, la prise en compte des sources extra-européennes bouscule cette approche.
Cet article est issu du magazine Les Dossiers de Sciences et Avenir n°218 daté juillet/ septembre 2024.
Les navires de Bougainville sont à peine à l'ancre, ce 6 avril 1768, que les pirogues des "naturels " s'approchent, chargées de cadeaux pour les accueillir. Plus fabuleux encore : les hommes poussent devant eux des femmes, qu'ils offrent au bon plaisir des marins. Dans son récit, le capitaine relatera : "Les hommes […] nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de femmes ?"
Bougainville est convaincu d'avoir trouvé l'Éden sur terre, et son récit forgera le mythe d'une Polynésie des vahinés, paradis des sens dont les habitants vivent dans un état semblable à celui des premiers hommes, et où les femmes pratiquent l'amour libre, et même, en public.
Or les Français n'ont rien compris. C'est une "immense méprise", écrit l'anthropologue Serge Tcherkézoff, qui éclaire les premiers contacts entre Océaniens et Européens par la relecture des journaux de bord : "Ces femmes qui vinrent au-devant des Français étaient en réalité de très jeunes filles. Loin de sourire, elles tremblaient de peur, pleuraient […] Elles agissaient sur ordre des chefs [… ], poussées vers les voyageurs pour tenter de circonvenir des êtres considérés comme des envoyés d'un monde différent."
L'archéologue calédonien Christophe Sand complète : "Bougainville et ses hommes croient être les premiers Européens à découvrir Tahiti. Or, le premier contact connu avec l'Occident s'est déroulé neuf mois plus tôt, avec l'arrivée du Dolphin. Le capitaine britannique Samuel Wallis a fait donner le canon, tuant des dizaines d'hommes. À terre, ses marins ont multiplié les relations sexuelles, à tel point que Wallis a dû les interdire car les hommes[...]