Attention à ces publications affirmant que des navires liés à HAARP ont causé les inondations en Espagne

Après des inondations dévastatrices fin octobre, la région de Valence en Espagne panse encore ses plaies. Selon les derniers chiffres, plus de 220 personnes ont perdu la vie lors de la catastrophe, qui a aussi fait d'immenses dégâts matériels. Dans ce contexte, des internautes affirment que des navires associés au programme de recherche américain HAARP ont été aperçus à proximité des côtes, vidéos à l'appui. Dans la sphère climatosceptique, ce programme dédié à l'étude de l'ionosphère est souvent présenté comme une "arme géophysique" capable de modifier le climat, une affirmation récurrente déjà réfutée par l'AFP. Les publications actuellement relayées sous-entendent ainsi que les navires montrés dans les vidéos sont à l'origine des intempéries. Mais cette affirmation est fausse: les deux navires aperçus dans les vidéos sont des centrales électriques flottantes sans lien avec HAARP et ne sont en rien capables de produire de tels événements climatiques.

Les pluies torrentielles tombées sur la région de Valence, fin octobre, ont été équivalentes par endroit à un an de précipitations et ont fait selon un bilan toujours plus de 220 morts. Le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a annoncé un premier plan d'urgence à hauteur de 10,6 milliards d'euros pour venir en aide aux habitants et entreprises affectés par ces inondations historiques qui ont ravagé le sud-est du pays.

En parallèle, dans les jours qui ont suivi cette catastrophe, des affirmations fausses ou trompeuses se sont multipliées sur les réseaux sociaux : explications mensongères de l'origine du sinistre, faux messages des pouvoirs publics, bilans erronés. Un flot de désinformation qui a alimenté la colère contre les autorités ainsi que le scepticisme quant au changement climatique.

De nombreux internautes ont notamment assuré qu'une "géo-ingénierie climatique", c'est-à-dire des techniques de manipulation du climat, serait responsable des intempéries. Certains ont affirmé que d'immenses navires associés au programme HAARP, un programme de recherche américain sur l'ionosphère (couche supérieure de l'atmosphère), avaient été aperçus à proximité des côtes quelques jours avant les inondations.

"Ce navire a été vu autour des îles espagnoles et de la côte continentale avant la catastrophe à Valence. Des espagnols supposent qu'il s'agit d'un navire conçu pour compléter le système HAARP existant (pas une centrale électrique) et qu'il a été utilisé pour modifier les tempêtes", écrit un utilisateur de X dans une publication, postée le 4 novembre 2024, et partagée par des centaines d'autres comptes de la plateforme.

L'internaute accompagne son message d'une vidéo de près de deux minutes. On y voit un immense navire doté de longues cheminées avancer en mer.

La vidéo est également relayée sur Facebook avec des légendes similaires : "Le bateau qui se promenait vers Valence juste un jour avant la catastrophe...On dit que c'est une centrale électrique. Sur l'eau. Mais de nombreux experts [...] affirment qu'il fait partie du projet H.A.A.R.P".

Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 8 novembre 2024.

Cette allégation, accompagnée de cette même vidéo, a aussi circulé sur TikTok ainsi que dans d'autres langues notamment en néerlandais, espagnol ou encore en grec.

Mais cette affirmation est fausse, car le bateau aperçu dans les publications devenues virales est une centrale électrique flottante, aucunement liée au programme HAARP.

Un navire situé à proximité du Ghana

Une recherche d'image inversée à partir de captures d'écran issues de la vidéo permet de savoir si ces images ont déjà été diffusées auparavant sur internet.

Les résultats pour cette vidéo nous montrent qu'elles avaient commencé à circuler sept ans auparavant. La recherche nous a effectivement conduit à une vidéo intitulée "Karadeniz Powership Osman Khan | Istanbul, Turquie", publiée le 11 août 2017, sur la chaîne YouTube de l'entreprise turque Karpowership (archivés ici et ici). Il s'agit exactement des mêmes images que celles diffusées par les internautes et de la même bande sonore. La date de la publication originale, sept ans avant les inondations, prouve que la vidéo relayée sur les réseaux n'a donc pas été tournée récemment à proximité de Valence.

<span>Comparaison de captures d'écran réalisées sur Youtube et Facebook, le 8 novembre, avec ajout d'encadrés colorés par l'AFP.</span>
Comparaison de captures d'écran réalisées sur Youtube et Facebook, le 8 novembre, avec ajout d'encadrés colorés par l'AFP.

Ensuite, une recherche Google sur le nom de l'entreprise à l'origine de la vidéo YouTube nous a permis de retrouver le site web de la société qui se décrit comme "la propriétaire, l'opératrice et la constructrice de l'unique flotte de Powerships (centrales électriques flottantes) du monde qui génère de l'énergie sur quatre continents"  (archivé ici).

Dans l'onglet de présentation de leur flotte, on retrouve le navire identifiable sur les publications virales (archivé ici). Un communiqué disponible sur ce même site précise que ce navire a été inauguré le 14 décembre 2017 au nord de Sumatra, en Indonésie, avec pour objectif de fournir "450 MW d'électricité à la Compagnie d'électricité du Ghana (ECG)" (archivé ici).

Grâce au site de suivi des navires Marine Traffic nous avons retrouvé la dernière position enregistrée du Karadeniz Powership Osman Khan: elle remonte à 2019 dans le Golfe de Guinée.

<span>Capture d'écran réalisée sur le site de Marine Traffic, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout d'un rectangle rouge par l'AFP. Publicité masquée par l'AFP. </span>
Capture d'écran réalisée sur le site de Marine Traffic, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout d'un rectangle rouge par l'AFP. Publicité masquée par l'AFP.

Un stationnement qui s'explique par le fait que ce navire produit toujours de l'électricité dans le port de Takoradi au Ghana selon un article du site Power Technology, publié en octobre 2024 (archivé ici).

La vidéo d'un autre navire également détournée

D'autres internautes relaient également une autre vidéo accompagnée de la même allégation. "Cette "centrale électrique" flottante a été vu (sic) du côté de Valence AVANT les inondations monstres...ce qui ressemble énormément à un système HAARP", écrit par exemple cet utilisateur de Facebook dans une publication postée le 2 novembre 2024.

<span>Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout de croix rouge par l'AFP.</span>
Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout de croix rouge par l'AFP.

Cette deuxième vidéo dure une quinzaine de secondes, on y voit un imposant navire naviguer en mer. Une femme explique en espagnol : "Central eléctrica sobre el mar, entró el miércoles este barquito, lleno antenas" (en français, Une centrale électrique sur la mer, ce petit bateau est entré dans le port ce mercredi, plein d'antennes).

Cette même vidéo a aussi circulé sur TikTok avec notamment cette publication, postée le 2 novembre 2024, visionnée depuis par plus de 700 000 utilisateurs. Et dans les commentaires sous la publication, des internautes affirment par exemple qu'uil s'agit du "navire Haarp". Tout comme la première publication, cette infox a aussi circulé dans d'autres langues comme en espagnol ou en grec.

La recherche d'image inversée pour cette seconde vidéo nous a permis de voir qu'elle avait été publiée le 25 septembre 2024 sur TikTok sur le compte du restaurant Punto Marino (archivé ici), soit plus d'un mois avant les inondations qui ont touché le sud-est de l'Espagne.

Une recherche sur Google Maps avec "restorante punto marino" nous a conduit sur l'île espagnole Gran Canaria, soit à plus de 2000 kilomètres de la ville de Valence (archivé ici).

Nous avons ensuite effectué une recherche par mots-clefs en espagnol incluant regroupant "central", "electrica" et "canarias". Dans les résultats, sont apparus différents articles de presse en espagnol (1,2,3), publiés fin septembre 2024 (1,2,3). Tous évoquent l'escale du navire "Kaderniz Powership Onur Sultan" dans la ville de Las Palmas à Gran Canaria et utilisent des images similaires à celles relayées par les réseaux sociaux.

<span>Captures d'écrans des articles publiés par La Provincia et Canarias7, réalisées le 8 novembre 2024.</span>
Captures d'écrans des articles publiés par La Provincia et Canarias7, réalisées le 8 novembre 2024.

Une recherche dans Google sur le nom Kaderniz Powership Onur Sultan nous renvoie comme pour la première vidéo au site de l'entreprise turque Karpowership. Le navire apparaît également dans l'onglet présentation de leur flotte (archivé ici).

Selon le site de suivi maritime Marine Traffic, le navire se situe depuis le 31 octobre 2024 dans la mer de Marmara à proximité de la Turquie, éloigné des côtes espagnoles.

<span>Capture d'écran réalisée sur le site de Marine Traffic, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout d'un rectangle rouge par l'AFP. Publicité masquée par l'AFP.</span>
Capture d'écran réalisée sur le site de Marine Traffic, réalisée le 8 novembre 2024, avec ajout d'un rectangle rouge par l'AFP. Publicité masquée par l'AFP.

Des centrales flottantes sans lien avec HAARP

Les deux navires pointés du doigt par les internautes dans les vidéos sont donc en réalité des centrales électriques flottantes appelées "powership" et appartiennent tous les deux à la société turque Karpowership. L'AFP a contacté l'entreprise pour un commentaire, mais n'avait reçu aucune réponse au moment où a été publié cet article. Néanmoins, celle-ci se présente sur son site comme pionnière "des projets énergétiques innovants depuis 28 ans", étant à la tête de "plus de 7000 MW de capacité installée dans le monde", et ne mentionne aucunement le programme HAARP. Dans la partie FAQ du site est aussi précisé que leurs  "centrales électriques flottantes intégrées, flexibles et rapidement déployables", sont conçues pour répondre "aux demandes urgentes d'électricité".

Contactée par l'AFP, le 5 novembre 2024, Lamis Aljounaidi (archivé ici), économiste de l'énergie et ingénieure spécialiste en financement de projets énergétiques d'envergure, confirme qu'un powership est effectivement une centrale électriques mobile "prête à l'emploi". 

Des habitants passent devant des voitures entassées après le inondations meurtrières dans le quartier De la Torre de Valence, au sud de Valence, dans l'est de l'Espagne, le 30 octobre 2024.
Manaure QUINTEROAFP

L'ingénieure a également expliqué que ces navires permettent de "déployer une capacité de production d'électricité d'urgence, répondant ainsi aux besoins immédiats d'approvisionnement" ajoutant qu'ils sont de fait souvent utilisés "dans des pays à gouvernance fragile ou connaissant des difficultés financières, qui n'ont pas les ressources ou les garanties pour financer des projets d'infrastructures classiques" ou à la suite de catastrophes naturelles dans le cas où les infrastructures existantes ont été endommagées. 

"Une fois raccordées au réseau électrique local et approvisionnées en carburant, elles peuvent entrer en fonctionnement rapidement, contrairement aux centrales électriques classiques qui nécessitent plusieurs mois de construction et ne sont pas facilement démontables", a-t-elle détaillé. Lamis Aljounaidi a aussi confirmé que Kapowership est l'un des "principaux acteurs dans le déploiement de centrales électriques d'urgence".

La théorie conspirationniste avancée par les internautes au sujet d'un lien entre ces bateaux et le programme de recherche HAARP est quant à elle infondée. De plus, comme l'ont déjà expliqué plusieurs experts à l'AFP, ce projet n'est pas en capacité de modifier le climat.

HAARP n'influence pas le climat

Créé à l'initiative du Congrès américain, le  programme américain de recherche sur les aurores actives de haute fréquence (the high frequency active auroral research program, ou HAARP) a été lancé en 1990 (archivé ici). Mené depuis 2015 par l'université d'Alaska-Fairbanks, il se concentre sur l'étude de l'ionosphère. Comme le précise la Nasa, il s'agit de la couche supérieure de l'atmosphère, à la frontière avec l'espace (archivé ici).

Le site du projet précise que le programme est "l'émetteur haute puissance et haute fréquence le plus performant au monde pour l'étude de l'ionosphère" (archivé ici). L'objectif "est de mener une étude fondamentale des processus physiques à l'œuvre dans les parties les plus élevées de notre atmosphère", est-il aussi précisé. En ce sens, des ondes sont envoyées dans cette partie de l'atmosphère pour permettre aux scientifiques de mieux comprendre les réactions qui s'y produisent. "Les ondes radio HAARP chauffent les électrons et créent de petites perturbations qui ressemblent aux types d'interactions qui se produisent dans la nature", ce qui permet de faciliter la mesure de leurs effets pour les scientifiques, peut-on lire sur le site.

Néanmoins, l'envoi contrôlé de ces ondes ne permet pas de contrôler les conditions météorologiques puisque les ondes envoyées par HAARP ne sont pas absorbées par la troposphère ou la stratosphère, niveaux de l'atmosphère dont dépend la météo sur Terre. "Comme il n'y a pas d'interaction, il n'y a aucun moyen de contrôler le climat", soulignait déjà en 2023 plusieurs chercheurs auprès de d'AFP Factuel.

Un fait que confirme Andra Garner, professeure associée de sciences environnementales à l'université Rowan dans le New Jersey (archivé ici), interrogée par l'AFP sur des publications pointant la responsabilité du programme HAARP après le passage de plusieurs ouragans dévastateurs dans l'Etat de Floride aux Etats-Unis, en octobre 2024."Pour être absolument clair : il n'existe aucune technologie créée par l'homme capable de générer une tempête comme l'ouragan Helene ou l'ouragan Milton, et aucune technologie créée par l'homme capable de diriger une telle tempête ou de déterminer sa trajectoire". En revanche, la chercheuse avait alors souligné le rôle du "réchauffement d'origine humaine" dans la multiplication d'événements climatiques extrêmes à travers la planète, comme les ouragans ou les fortes précipitations.

Dès sa première série de rapports, publiée entre1990 et 1992, les auteurs du Giec (groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) soulignaient déjà la probabilité que le réchauffement de la planète exacerbe les phénomènes climatiques extrêmes (archivé ici). Cette probabilité s'est renforcée au fil du temps. Dans les premiers travaux du sixième rapport du Giec,  parus en 2021, l'accent a particulièrement été mis sur l'augmentation attendue de la fréquence d'événements extrêmes (archivé ici).

Les événements climatiques extrêmes font souvent l'objet de désinformation sur les réseaux avec la diffusion d'images sorties de leur contexte ou de publications remettant en cause l'existence du changement climatique, qui fait pourtant l'objet d'un consensus scientifique. L'équipe d'AFP Factuel réfute régulièrement des affirmations fausses ou trompeuses à ce sujet comme récemment lors du dernier épisode fortes précipitations en France ou lors du passage de l'ouragan Milton en Floride.