Attention à cette vidéo qui accuse Kamala Harris d'avoir causé un accident grave en 2011
A l'approche de l'élection présidentielle américaine, de nombreuses infox en ligne visent en particulier la candidate démocrate Kamala Harris. Elle est par exemple accusée d'avoir renversé avec sa voiture une enfant à San Francisco en 2011. Mais de multiples éléments contredisent cette affirmation : le site à l'origine de ces publications, qui diffusait la vidéo d'un entretien avec la supposée victime a été rapidement désactivé, plusieurs éléments présentés comme des preuves ont en réalité été piochés sur le web. En outre, l'AFP n'a retrouvé aucune trace auprès des autorités locales.
"Kamala Harris a rendu un enfant handicapé", affirment plusieurs publications en français sur différents réseaux sociaux, Facebook et X, avec des images d'une jeune femme assise dans ce qui semble être un fauteuil roulant, présentée comme la victime, "Alisha Brown".
"Alisha a enregistré une vidéo dans laquelle elle décrit comment elle et sa mère ont été menacées après l'incident", ajoutent ces publications (archivées ici, ici, ou ici). Certaines identifient la victime putative comme "Alicia Brown", certaines disent également qu'elle est morte.
Des contenus similaires ont été publiés dans d'autres langues, par exemple en anglais sur X, Facebook, Instagram, TikTok, YouTube, Rumble ou Gettr.
Ils affirment que Mlle Brown a été renversée par Mme Harris en juillet 2011 quand elle avait 13 ans et que la conductrice a pris la fuite.
"Bien sûr, à l'époque, je ne savais pas qu'il s'agissait de Kamala Harris, procureure générale de Californie - à ce moment-là, je n'ai vu qu'une inconnue effrayée", dit la jeune femme dans la vidéo d'environ 3 minutes, affirmant qu'elle et sa mère ont fait l'objet de pressions et intimidations pour se taire, mais qu'elle a décidé de parler maintenant puisque sa mère est décédée.
L'accident est censé avoir eu lieu à l'intersection de deux rues de San Francisco, Post Street et Jones Street, le 7 juillet 2011.
Toutefois, une porte-parole de la police de San Francisco, Allison Maxie, a déclaré à l'AFP que cette histoire n'avait "aucun fondement", ajoutant dans un courriel du 6 septembre que la police n'a pas de trace d'un tel accident.
Les recherches de l'AFP dans les archives des journaux locaux, San Francisco Chronicle, Examiner et Mercury News, n'ont pas permis de retrouver trace d'un tel accident.
D'autre part, des images de radiographies sont incluses dans la vidéo et présentées comme les preuves des blessures de la jeune femme. Mais une recherche d'images inversées révèle que ces images ont été extraites de deux études scientifiques sans aucun rapport : l'une prise dans un hôpital de Jinling, en Chine, en 2010 et l'autre d'un article de 2017 publié dans le Journal of Children's Orthopaedics (archivé ici et ici).
Une autre image utilisée pour représenter l'accident a été prise en 2018 après une collision sur le territoire américain de Guam (archivée ici) par le photographe du Pacific Daily News Rick Cruz, sans aucun rapport là non plus.
Incertitude sur un recours à l'IA
L'AFP a interrogé plusieurs experts pour leur demander s'ils pensaient que l'intelligence artificielle a été utilisée pour générer la publication, comme l'affirment certains médias de fact-checking, et ils ne sont pas unanimes.
Hafiz Malik, professeur d'ingénierie électrique et informatique à l'Université du Michigan-Dearborn (archivé ici), estime qu'il fait peu de doutes que la voix et l'image de la femme ont été générés artificiellement.
L'absence d'inflexion dans la voix de Brown et les pauses "induites" dans son discours indiquent qu'elle a été générée par une machine, estime-t-il, étant "très confiant" dans son analyse.
"Je vois des marqueurs dans la bande son, comme un manque du dynamisme habituel dans la voix humaine", a-t-il déclaré.
Il ajoute que certains indices visuels suggèrent que la vidéo a été manipulée ou générée numériquement, comme le fait que ses vêtements ne se froissent pas lorsqu'elle inspire et expire.
Hany Farid, analyste de contenus numérique à l'université américaine de Berkeley, a lui dit à l'AFP que la vidéo ne semble pas avoir été générée par ordinateur, pointant que l'IA a aujourd'hui des difficultés à générer des vidéos de plus de deux minutes.
"A chaque fois que nous voyons une fausse information, les gens pensent à l'IA", a-t-il dit, "mais il y a de nombreux moyens de travestir la vérité, et le plus simple dans ce cas est d'assoir quelqu'un dans une chaise roulante et de lui faire réciter un texte".
Siwei Lyu, de l'université de Buffalo dit aussi "qu'il n'y a pas assez de preuves" de l'utilisation d'une IA. Il a testé 7 outils de détection différents. L'un d'entre eux a affirmé déceler la trace de l'utilisation d'une IA, mais 6 autres ne pouvaient pas être catégoriques ou ne décelaient rien.
Un site vite désactivé
L'interview vidéo est apparue pour la première fois sur un site présenté comme un d'information appelé "KBSF - San Francisco". Le site n'est plus disponible en ligne, mais une version archivée du site est disponible.
Une recherche avec l'outil WHOIS, qui peut fournir des informations sur le propriétaire d'un domaine et la date de sa création, permet de voir que le site KBSF a été enregistré pour la première fois le 20 août 2024, environ deux semaines avant la publication de l'article sur Kamala Harris (archivé ici).
Le nom de domaine du site (kbsf-tv.com) fait penser qu'il pourrait s'agir d'une station de télévision locale. Cependant, une recherche dans la base de données de la Commission fédérale des communications des États-Unis (FTC) sur les diffuseurs de télévision et de radio approuvés ne donne aucun résultat, tant pour une télévision qu'une radio.
Il existe bien une station de radio appelée « KBSF-LP », mais elle est située dans l'État américain de l'Oregon, et l'association à but non lucratif propriétaire de la station a déclaré à l'AFP qu'elle n'avait aucune affiliation avec le site et n'opérait pas en Californie.
Les registres des autorités californiennes n'ont aucune trace d'une entreprise baptisée KBSF Bay Area, renseignée comme étant le gestionnaire du site KBSF San Francisco.
Le site propose des dizaines d'autres articles d'actualité, mais la plupart des titres et des images apparaissent également sur les sites d'autres médias. Certains des articles sont également antérieurs de plus d'un mois à l'enregistrement initial du domaine.
Aucun élément visible ne permet de connaître l'identité de la ou les personnes derrière ce site.
Ni l'équipe de campagne de Kamala Harris, ni les autorités judiciaires californiennes n'ont répondu aux sollicitations de l'AFP.
Les autorités de plusieurs pays occidentaux, comme les Etats-Unis ou la France, ont accusé à plusieurs reprises des groupes liés à la Russie ou à l'Iran de tenter de manipuler les opinions publiques en diffusant des fausses informations après avoir usurpé l'identité d'un média traditionnel.
Le 4 septembre, les autorités judiciaires américaines ont annoncé plusieurs mesures contre des ingérences russes dans la campagne électorale américaine, réalisée notamment par des contenus générés par intelligence artificielle (archivé ici).
Le 17 septembre, le centre d'analyse de menaces cyber de Microsoft (MTAC) a publié un rapport (archivé ici) consacré aux menaces russes et iraniennes sur la campagne électorale américaine. "L'influence russe sur les élections américaines est une constante depuis une décennie [les autorités américaines ont notamment dénoncé des ingérences dans la campagne présidentielle de 2016, NDLR], mais au cours des derniers mois, le MTAC a constaté un changement dans les tactiques adoptées pour atteindre le public américain dans un contexte électoral mouvant et un environnement dynamique sur les réseaux sociaux", selon le rapport.
Fin août, début septembre, le groupe baptisé Storm 1516 par le MTAC, a diffusé "deux vidéos inauthentiques pour discréditer [Kamala] Harris et provoquer la controverse autour de sa campagne". L'une d'elle est celle l'accusant d'avoir provoqué cette accident. Elle "utilisait une actrice à l'écran pour affirmer de manière erronée que [Kamala] Harris avait provoqué la paralysie d'une enfant dans un accident de la route suivi d'un délit de fuite en 2011".
"Storm 1516 [...] a blanchi cette vidéo via un site web se faisant passer pour un média local de San Francisco, qui n'a été créé que quelques jours auparavant", poursuite le MTAC.
L'AFP a déjà vérifié plusieurs publications à propos des élections américaines, un travail visible ici.
20 septembre 2024 Ajoute commentaires le centre d'analyse de menaces cyber de Microsoft (MTAC) aux derniers paragraphes