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“Moeurs commerciales”, “technique de vente” : comment les entreprises gèrent-elles l’alcool au travail ?

La consommation d'alcool au travail n'est pas un phénomène rare, mais elle a diminué ces dernières décennies.
La consommation d'alcool au travail n'est pas un phénomène rare, mais elle a diminué ces dernières décennies.

La consommation d’alcool au travail est un phénomène “pas si rare”, mais qui a bien diminué ces dernières années. Comment est-il pris en charge dans les entreprises ?

Une enquête du Parisien dévoilait, le 18 novembre dernier, les témoignages d’anciens commerciaux du groupe Pernod Ricard, qui déclaraient avoir consommé énormément d’alcool dans le cadre de leur travail. Deux anciens employés et une encore en poste se sont livrés sur un quotidien fait d’apéritifs anisés, au point de sombrer dans l’addiction et de mettre leur santé en péril. Une situation démentie par le groupe.

Sans basculer dans une telle extrémité, l’alcool au travail est un sujet bien réel. Chez les commerciaux mais pas seulement. Le monde de la nuit, la restauration, les travaux publics… Tous ces milieux sont concernés. Le siècle dernier, “les métiers physiques étaient les principaux concernés. Désormais, ce n’est plus lié à certains secteurs plus que d’autres”, affirme Me Aline Jacquet-Duval, avocate spécialisée en droit du travail.

Des effets sur la santé

Les chiffres montrent effectivement qu’aucun milieu professionnel n’est épargné. Selon une étude publiée dans le cadre de la 3e journée nationale de prévention des conduites addictives au travail, chez les hommes, les employés de bureau, commerciaux, agents de services… sont les plus touchés. Ils sont plus de 30% à déclarer avoir un usage à risque de l’alcool. Un chiffre qui atteint 29% chez les ouvriers et artisans, 23% des professions intermédiaires et 19% chez les cadres. Chez les femmes, les cadres sont à l’inverse les plus touchées.

Que la consommation d’alcool relève d’un problème profond, qu’elle soit “mondaine” ou conjoncturelle, les conséquences sur la santé peuvent être dramatiques. “Troubles du comportement, troubles cognitifs, dépendance, hausse des risques de cirrhose, cancers, atteintes cérébrales, mais aussi accidents de la route ou du travail”, énumère le professeur Michel Reynaud, président de la Fondation actions addictions, et fondateur du portail Addictaide pro. “Avec deux verres par jour, le risque est petit, mais il augmente ensuite de façon exponentielle”, détaille-t-il.

L’alcool, un phénomène social

Pour Bernard Vivier, directeur de l’institut supérieur du travail, le phénomène de l’alcool au travail s’explique notamment par “la pression du groupe, qui fait qu’on ne refuse pas un verre”. “Il y a aussi les moeurs commerciales : on invite les gens à manger et à boire. C’est propre aux Français”, décrypte-t-il. Pour le professeur Michel Reynaud, “la société française est construite pour valoriser la consommation d’alcool, c’est la norme de boire, même en entreprise”.

Ce phénomène a tout de même bien reculé en 30 ans. “C’était une tradition, mais on s’en déshabitue, la loi Évin a été un vrai tournant”, estime le directeur de l’institut supérieur du travail. Un avis partagé par Me Aline Jacquet-Duval : “le problème n’est pas si rare que ça, mais ça a notablement diminué”.

Le code du travail stipule que le vin, le cidre, le poiré et la bière sont autorisés dans l’entreprise. “Mais l’employeur peut décider de l’interdire complètement via le règlement intérieur”, précise Me Aline Jacquet-Duval. En revanche, la consommation d’alcool, si elle a lieu pendant les heures de travail mais hors de l’entreprise, n’est pas encadrée.

Une règle dont Jean-Marie*, ancien commercial dans plusieurs groupes de presse quotidienne, a bien profité. Lui aussi évoque un “alcool culturel”. Chaque contrat signé avec un client se fête. “Tout passe par la table, on mange autant qu’on boit”, plaide-t-il.

“Ça fait partie du job”

Mais, surtout, il ne faut pas décevoir le client et il faut entretenir ses relations. La technique : “prendre rendez-vous vers 10h30”, pour “parler business”. “Puis on boit l’apéritif, on boit à table et on finit par un digestif”, décrit celui qui est désormais dirigeant d’une entreprise de presse. “Si le client boit, c’est mieux de le suivre : cela instaure un climat de confiance, de partage”. Ensuite, “tout est prétexte à faire la fête avec le client”.

Cette “culture de l’alcool” est une “technique de vente validée par la hiérarchie”, nous assure Jean-Marie, “parfois, le manager accompagne même ses commerciaux pour avancer les frais”. “Boire, ce n’est pas notre principal leitmotiv, mais ça fait partie du job” synthétise-t-il. L’ancien commercial tient tout de même à apporter une nuance : l’alcool est “largement cautionné, voire encouragé, mais en aucun cas obligatoire”. Pendant la période de signatures, “qui s’étale de décembre à mars” dans les entreprises de presse où travaillait Jean-Marie, “les repas et les fêtes s’enchaînent”. “On boit 3, 4, 5 verres par jour et ça paraît normal”, décrit l’ancien commercial.

Alors, forcément, les employés rentrent éméchés au bureau. Mais “personne ne dit rien”, assure Jean-Marie, qui précise que les chargés de ressources humaines ne sont pas “forcément au courant” de tout.

Des conséquences sur le travail

D’ailleurs, comme nous l’explique Me Jacquet-Duval, ce n’est pas tant l’alcoolisation de l’employé qui pose problème à l’employeur, mais “la conséquence sur le travail”. “Tant qu’il peut travailler, que ses performances ne baissent pas et qu’il apporte du résultat à l’entreprise, ce n’est pas un problème, il n’y a pas de réglementation”, complète-t-elle.

Anne-Michèle Chartier, médecin du travail et présidente du syndicat CFE-CGC, abonde dans ce sens. “Là où j’interviens, c’est lorsque la consommation d’alcool pose un problème pour le poste de travail, qu’il y a de l’absentéisme ou des accidents”, détaille-t-elle.

L’alcool au travail ne semble être un problème que si l’efficacité est impactée. L’enjeu est pourtant de taille : selon les chiffres de l’Inserm, la boisson serait responsable de 10 à 20% des accidents du travail. Sans oublier que, selon Santé publique France, au-delà de deux verres par jours, l’alcool présente un risque pour la santé.

*Le prénom a été modifié

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