Avec « Nos absentes », Laurène Daycard nous emmène aux origines des féminicides

VIOLENCES - « C’est la souffrance de chacune de nous qui sort de l’ombre. » Ces mots, ce sont ceux de la mère de Madeleine, l’une des « absentes » dont Laurène Daycard a choisi de retracer l’histoire. Elle les a envoyés à l’autrice après avoir lu son livre.

« Nos Absentes. À l’origine des féminicides » (Seuil) est à la fois une enquête et un récit intime, le fruit d’années de travail pour Laurène Daycard, journaliste indépendante spécialisée dans la condition des femmes dans le monde. En France, elle couvre depuis 2016 les affaires de féminicides, notamment les défaillances juridiques ayant précédé ces meurtres, à travers les récits de survivantes et de familles endeuillés. Elle s’intéresse aussi dans son livre aux mesures de prévention mises en place, comme un stage de responsabilisation pour auteurs de violences conjugales auquel elle a pu assister. Une enquête au long cours pour sortir les féminicides « des rubriques ’faits divers’ et les réinscrire dans le récit social et politique des violences sexistes ».

Le HuffPost. Comment avez-vous commencé à travailler sur le sujet des féminicides ?

Laurène Daycard. En 2016, j’étais en Turquie pour couvrir l’émergence d’un mouvement de lutte contre les féminicides qui s’appelait « Nous arrêterons les féminicides ». Et j’ai rencontré des mères qui venaient de perdre leurs filles dans un contexte conjugal. Notamment Sevgi, la mère de Yamour. Elle avait perdu sa fille un an auparavant, et ça avait été une rencontre assez forte pour moi. J’avais accompagné cette mère sur le parvis de la mosquée, pour participer à une cérémonie funéraire. Et je me suis dit que les histoires de ces mères qui perdent leurs filles, je pouvais aussi les raconter en France. À l’époque, on parlait encore beaucoup de « crimes passionnels », de « drames de la séparation » et c’était paradoxalement presque plus facile d’écrire sur des affaires de féminicides à l’étranger que sur le territoire français.

On parle beaucoup des violences physiques, lorsque l’on évoque les violences conjugales. Pourquoi ne parle-t-on pas autant des autres formes de violences ?

Il y a une déconnexion, je pense, entre le discours public, qui est très axé sur les violences physiques et qui va faire une sorte de hiérarchie entre les différentes formes de violence. Mais quand on parle aux survivantes, aux anciennes victimes, on se rend compte que c’est plutôt une diversité de situations qui créent la violence conjugale. Et qu’il n’y a pas une hiérarchie dans l’impact.

Dans les témoignages, il y a par exemple souvent des histoires de rapport à la nourriture ou de contrôle vestimentaire. Il y a aussi cette survivante qui me raconte que quand son mari partait en voyage d’affaires, il lui coupait le gaz. Elle était contrainte de vivre dans une maison gelée, de laver ses enfants avec l’eau de la bouilloire pour ne pas qu’ils prennent un bain froid. Ou alors cette autre femme dont le mari adorait lui cacher des objets, que ce soit ses foulards en soie ou l’appareil à raclette. Elle raconte qu’elle pouvait perdre des heures, parfois des jours, à les chercher.

Tout cela, c’est un contexte de violences conjugales. Sur ce sujet, le chercheur américain Evan Stark a développé la notion de « contrôle coercitif », qui assimile les violences conjugales à une forme de captivité, de prise d’otage de l’intime. Il donne l’image de la cage, dans laquelle la victime, très souvent une femme, est enfermée. Les barreaux représentent énormément de formes de violences conjugales et c’est la diversité des barreaux qui crée cette situation. Ça peut être de la violence physique, mais aussi de la violence économique, de l’isolement, des stratégies de régulation du quotidien…

Est-ce que cette complexité participe au fait que les victimes de violences conjugales portent peu plainte ?

L’un des paradoxes des violences conjugales et des violences intimes en général, c’est en effet que les victimes portent peu plainte. Ça s’explique par plusieurs phénomènes. Le premier, c’est souvent l’inversion de la culpabilité. L’auteur se victimise et la victime se culpabilise pour ce qu’elle subit. La victime met beaucoup de temps à reconnaître et à poser le mot sur les violences, ça prend parfois des années. Personne n’a envie d’être une victime. Il y a par exemple l’histoire de Laetitia, à Strasbourg, qui a mis très longtemps avant de porter plainte parce qu’elle avait peur d’envoyer son conjoint en prison, le père de ses enfants. C’est quelque chose qui revient souvent.

Et quand la victime souhaite se rendre au commissariat pour porter plainte, ça pose souvent la question de l’accès à la preuve. Parce qu’on est dans un système de parole contre parole. Et les violences conjugales, très souvent, se déroulent sans que l’entourage n’en ait forcément conscience. Ou alors, les violences physiques, s’il y en a, n’ont pas forcément entraîné immédiatement un dépôt de plainte et donc un passage aux unités médico-judiciaires pour avoir une attestation du médecin. Souvent, c’est très difficile d’être reconnue en tant que victime.

Dans votre livre, vous montrez même que certaines femmes ont tenté de porter plainte ou d’alerter les autorités, mais qu’elles n’ont pas été entendues…

Du fait d’un défaut de formation et de sensibilisation des personnels de police-justice, la parole des plaignantes est souvent remise en cause, même celles qui sont protégées, c’est-à-dire déjà sous ordonnance de protection. Je pense par exemple à l’histoire de Razia, qui est allée au commissariat à Besançon. Elle avait déjà été mise à l’abri depuis Marseille, par Solidarité Femmes. Son ex-conjoint avait retrouvé sa trace à cause d’un courrier de l’Assurance maladie. Il a harcelé Razia. Elle avait déjà déposé six plaintes, une septième par son avocate. Et quand elle est allée au commissariat, alors qu’elle avait déjà l’ordonnance de protection, on lui a répondu : « Mais Madame, Monsieur ne vous harcèle pas, c’est juste un homme qui veut voir ses enfants. » Razia a été tuée à Besançon de 19 coups de couteau.

On peut aussi citer l’exemple de Géraldine Sohier, la première affaire de féminicide conjugal sur laquelle j’ai travaillé en France. Elle a été tuée en 2016. Quelques semaines avant d’être tuée, Géraldine s’était rendue à la gendarmerie avec ses filles, pour signaler qu’elle quittait le domicile. Ses filles avaient aussi indiqué aux gendarmes la présence d’armes à feu au domicile, des fusils. Et rien n’a été fait, les fusils n’ont pas été saisis, son ex-conjoint n’a pas été inquiété non plus. C’est avec ces fusils qu’il l’a tuée, devant l’une de ses filles.

On observe d’ailleurs que souvent, comme pour Géraldine Sohier, le féminicide intervient lors d’une rupture. Pourquoi ?

Le contexte de la séparation est effectivement un contexte à risque, notamment s’il y a du harcèlement. Et c’est aussi ce qui peut permettre de dire que le féminicide n’est évidemment pas un crime passionnel mais qu’il renvoie plus à un crime de possession où l’homme décide d’ôter la vie de la personne qu’il était supposé aimer. En fait, qu’est-ce que c’est la violence conjugale, sinon une mécanique de déshumanisation de l’autre, jusqu’à décider qu’on a un droit de vie ou de mort sur cette personne ?

Vous avez travaillé en immersion dans un centre de responsabilisation des auteurs de violences conjugales. Qu’avez-vous observé chez ces hommes ?

Avec l’inversion de la culpabilité, souvent les responsables se victimisent. Au début de leur stage, on entend « elle l’avait bien cherché », « j’ai été poussé à bout », ce genre de choses. Et peu à peu, il y a un effet miroir qui se joue entre eux, pour qu’ils puissent s’aider les uns les autres à prendre conscience de leur rapport à la violence et amorcer un processus de réflexion. Ça ne se joue pas en quelques semaines. Par contre, ces centres permettent de commencer ce travail qui peut s’étaler sur plusieurs années.

Je me souviens d’un homme, par exemple, suivi depuis plusieurs années, qui remerciait sa femme d’avoir porté plainte parce que sinon « ça aurait fini aux Assises ». C’est assez fort qu’un homme arrive à reconnaître ça. C’était d’ailleurs quelqu’un d’assez coriace au départ, assez enfoncé dans la mécanique du déni.

Quelles mesures inspirées de l’étranger pourraient être mises en place en France pour lutter contre les violences conjugales ?

Il y a des solutions qui existent, notamment le modèle espagnol. Ce qui se passe en France, c’est que souvent on pioche des mesures au cas par cas, comme le téléphone grave danger ou la responsabilisation des auteurs de violences conjugales. Il faudrait des tribunaux spéciaux pour ces affaires-là. Que les stages de responsabilisation soient généralisés, y compris pour les primo-délinquants pour violences conjugales. C’est vraiment essentiel. Ça sauve des vies.

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