170 ans après sa mort, le maréchal Bugeaud se retrouve au cœur d'une controverse

C'est l'une des retombées les plus inattendues du meurtre de George Floyd par un un policier blanc le 25 mai dernier à Minneapolis. Le vaste mouvement qui s'est levé aux Etats-Unis pour dénoncer le racisme et les violences policières a notamment mis à bas quelques statues de Christophe Colomb et réclamé l'effacement des noms de généraux sudistes. Mais la vague a depuis atteint l'Europe. Et tandis qu'au Royaume-Uni, la mémoire de Winston Churchill a été égratignée, et que la statue d'un négrier de Bristol était jetée dans les eaux galloises, la France, où le souvenir de la mort d'Adama Traoré se substitue à celle de George Floyd, connaît aussi son lot de controverses mémorielles.

La postérité de Colbert, ministre de Louis XIV et père du Code noir, se trouve de plus en plus contestée. Une effigie de Charles de Gaulle a par ailleurs été vandalisée dans la nuit de vendredi à samedi aux Pavillons-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, et un buste du général sise à Hautmont dans le Nord a été découvert peinturluré en orange lundi, son envers marqué par une accusation absurde et inexplicable: "Esclavagiste". Mais c'est autour du maréchal Thomas Robert Bugeaud, mort en 1849 et homme de la conquête de l'Algérie, que le débat se fait le plus âpre.

Celui qui "ne savait rien faire"

Car si lors de son allocution dimanche, Emmanuel Macron assurait que "la République (n'effacerait) aucune trace" ni ne déboulonnerait "aucune statue", Sibeth NDiaye, porte-parole du gouvernement, a esquissé un pas de côté le lendemain sur France Inter, évoquant l'avenue du XVIe arrondissement dédiée à l'officier: "L'avenue Bugeaud, on pose la question (...) L'émotion nous pousserait parfois à faire des choses qui ne sont pas forcément en rapport avec la réalité historique, et je crois qu'il faut avoir la sérénité de débaptiser l'avenue." Une statue du même homme dardant un regard de marbre dans l'une des niches creusant la façade du Louvre se trouve aussi dans la tourmente.

L'historien Jean-Pierre Bois, auteur d'une biographie du chef militaire, nous aide ce mardi à y voir plus clair quant à un parcours qui commence dans la traîne d'un terrible XVIIIe siècle. "Il est le fils d'un tout petit noble de Limoges. Sa famille, qui exploitait des terres jusque-là, est complètement ruinée par la Révolution." Une fois passé les fièvres des idées nouvelles, et au moment où s'annoncent les poussées de température de l'Empire, Bugeaud est un jeune homme de 20 ans à la recherche d'une carrière dans laquelle entrer. "Il ne sait rien faire mais il a reçu une éducation militaire et patriotique, alors il s'engage", replace Jean-Pierre Bois.

C'est d'abord la prestigieuse Garde impériale, où il sert comme soldat du rang puis caporal, notamment à Austerlitz, et, après une blessure, l'infanterie dans laquelle il effectue toute la guerre d'Espagne, un conflit particulièrement féroce où il gagne ses galons. A la première abdication de l'Empereur, qu'il rallie encore pendant les Cent-Jours, il est colonel.

Un "soldat dans l'âme"

Sans Napoléon, cependant, il subit un coup d'arrêt. Il offre bien ses services à la Restauration mais on ne veut pas de son passé bonapartiste trop chargé. Il rentre en grâce sous la Monarchie de Juillet de Louis-Philippe qui le fait général et lui permet de se mêler à la politique, comme député dès 1831. "A l'Assemblée, il se fait remarquer par son patriotisme et sa défense de l'armée, notamment des pensions des anciens soldats", précise Jean-Pierre Bois.

La trajectoire de celui qui de l'Empire cherche à réintégrer la société bourbonienne puis orléaniste avant, au soir de sa vie, de se proposer au gouvernement provisoire de la IIe République surprend. "Ses convictions sont fortement conservatrices, c'est sûr", fixe notre interlocuteur qui poursuit: "Il est exactement ce qu'on appelle un patriote au XIXe siècle, il sert la France plutôt qu'un régime politique".

Ahmed Bouyerdene, chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur les mondes arabes et musulmans d'Aix-en-Provence, et spécialiste de l'adversaire algérien de Thomas Bugeaud auquel il a consacré notamment La guerre et la paix. Abd el-Kader et la France, connaît très bien le militaire français lui aussi. Il complète le portrait du Français auprès de BFMTV.com: "Son éthique, c'est de servir la France par les armes, c'est tout". "Bugeaud est un soldat dans l'âme. Pour lui, tuer, c'est comme visser un boulon", ajoute-t-il.

Après l'Espagne

C'est en Algérie, où il débarque en 1836 avant d'en devenir le gouverneur général en 1840, que Bugeaud va trouver son triomphe et sa postérité entachée d'ombres. Lorsqu'il en foule le sol, il s'agit d'un espace tribal et la France ne domine que la région d'Alger, là même où peu auparavant les Ottomans proclamaient leur autorité et prélevaient l'impôt. "A ce moment-là, la conquête ne progresse plus, les campagnes sont très coûteuses en hommes, surtout du fait des maladies, et sans aucun résultat. Bugeaud avait d'ailleurs été extrêmement critique à l'Assemblée au sujet de la conquête de l'Algérie", note Jean-Pierre Bois.

La conquête de l'Algérie ne ressemble en rien aux conflits classiques. Elle est faite d'escarmouches, d'engagements limités, et met en présence une armée française sans grands moyens et des cavaliers arabes. On se harcèle, et on se fuit autant qu'on se poursuit. Les troupes du roi des Français s'adaptent et Bugeaud emploie les dures leçons de la guerre d'Espagne. "Dans la Grande armée, il a fait la très cruelle guerre d'Espagne. Ce qu'il y apprend, il va le mettre en application une vingtaine d'années plus tard", décrit Ahmed Bouyerdene. Mais le cadre est différent, comme le montre Jean-Pierre Bois: "En Espagne, la guerre se fait de ville en ville. En Algérie, il n'y a pas de ville, il y a des chefs itinérants qui se déplacent avec leur smalah, c'est-à-dire des milliers de personnes, des villes de toile qu'on monte et qu'on démonte".

Terre brûlée et enfumades

Pour être une guerre aux proportions modestes, la conquête n'en est pas moins implacable, au contraire. "Bugeaud n'ayant pas de combat à mener contre une armée en ligne, il détruit les ressources du pays. On effectue des razzias, on prend le bétail, on ramasse tout ce qui est mangeable. On rend le pays invivable à la tribu qui l'occupe. Et quand celle-ci est trop affamée, elle se soumet", explique le biographe de l'officier français.

Cette politique de la "terre brûlée" ne suffit pas et le commandement français franchit un nouveau cap en 1844-1845. Secondé par certains de ses subordonnés, dont le général Pélissier, Bugeaud promeut bientôt les "enfumades" pour vaincre les tribus réfugiées dans des grottes. On allume des feux devant les cavités et celles-ci se vident d'oxygène tout en se remplissant de fumée. "Les enfumades, ce sont plusieurs centaines de personnes asphyxiés au fond de leurs grottes", lance Ahmed Bourneyede. Celui-ci relève aussi que Bugeaud, maréchal depuis 1843, donne pour consigne de faire des prisonniers, notamment des femmes: "Je vous laisse imaginer la manière dont cet ordre a été interprété par l'homme de la troupe. Il y a eu des viols collectifs, des femmes ont été utilisées comme des bêtes de somme".

Les conceptions de l'époque

Sans bienveillance pour ces actions, Jean-Pierre Bois invite en revanche à ne pas les couper de leur contexte: "Bugeaud est un homme de son temps. Il n'y a pas de tribunal international alors, la guerre est barbare, des deux côtés. On fait la guerre selon les conceptions de son époque, avec une brutalité choquante de nos jours. Aujourd'hui, un mort est un scandale, à l'époque, ce n'est rien, c'est un bilan."

Les méthodes de Bugeaud sont diversement reçues parmi ses compatriotes, à commencer par ses collègues militaires. "La plupart des officiers vont en profiter pour gagner du galon mais le général Duvivier, par exemple, demande à quitter l'Algérie", pose Ahmed Bouyerdene qui cite encore la correspondance d'un légionnaire français qui témoigne: "Sincèrement, parfois, j'en viens à croire que cette guerre est une guerre d'extermination".

L'hommage d'Abd el-Kader

En 1847, en raison de turbulences politiques, le maréchal Bugeaud est rappelé en France. Il ne verra pas celui qui fut son adversaire pendant plus de dix ans, l'émir Abd el-Kader, déposer les armes quelques mois plus tard. Un respect paradoxal s'est d'ailleurs établi entre les deux chefs de guerre comme la suite immédiate le prouve.

Alors qu'Abd el-Kader, musulman pieux et soufi, n'a accepté de cesser les hostilités qu'à la condition de pouvoir aller s'installer en Orient, la France manque à sa promesse et le tient captif cinq années. "Quand Abd el-Kader a été victime d'un parjure, Bugeaud était le seul au sein de la hiérarchie militaire à vouloir qu'il soit libéré et puisse aller au proche-Orient. Et quand Bugeaud meurt en 1849, Abd el-Kader lui rend hommage car il savait qu'il agissait en soldat et obéissait aux ordres", retrace le spécialiste du chef algérien.

Anachronisme et jugement

Si nos deux historiens jettent un regard différent sur la mémoire du maréchal français du XIXe siècle, aucun d'entre eux ne considère l'idée de débaptiser l'avenue Bugeaud comme idoine. Ahmed Bouyerdene commence: "Pour moi, le problème de fond, c'est l'explication. En soi, on a déjà débaptisé des rues et on le fera encore, mais le faire sous cette pression-là, je ne sais pas... Mais nous pouvons à l'avenir écouter ceux qui disent qu'il faudrait valoriser des figures plus conciliatrices". Il continue: "Si on ne veut pas débaptiser, on pourrait pourquoi pas apposer une sous-plaque rappelant qu'il a été le porte-étendard de la terre brûlée en Algérie".

Jean-Pierre Bois dit aussi son mot: "Quand j'enseignais à l'université, je disais à mes étudiants de première année: 'J'ai à corriger vos copies d'examen, je ne suis pas dur, je mets même de bonnes notes mais il y a deux choses que je ne laisse pas passer: c'est l'anachronisme, où on superpose au passé les valeurs d'aujourd'hui, des valeurs que les gens de l'époque ne connaissaient pas, et le jugement, car si vous jugez vous ne faites pas de l'histoire'".

La réflexion historique s'arrête-t-elle aux travaux des spécialistes et à leurs lecteurs ou englobe-t-elle les plaques qui désignent par leurs noms les artères du pays? C'est sans doute là l'une des questions délicates que les pouvoirs publics de notre temps devront trancher dans l'avenir immédiat ou au cours des années qui nous attendent.


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Article original publié sur BFMTV.com