"Il était temps de passer à autre chose": Tardi publie la dernière aventure d'Adèle Blanc-Sec
Après 46 ans de bons et loyaux services, Adèle Blanc-Sec, héroïne culte de la bande dessinée franco-belge, tire sa révérence avec Le Bébé des Buttes-Chaumont, dixième et ultime volet de ses aventures. Un album sorti mi-octobre après quinze ans d'absence et dans lequel son créateur, Jacques Tardi, ne s'interdit rien.
Personnage iconoclaste né en 1976, Adèle Blanc-Sec a connu pendant près d'un demi-siècle des aventures rocambolesques dans le Paris du début du XXe siècle. Confrontée à un ptérodactyle, à des mafieux et à des momies, elle a aussi été congelée pendant la Première Guerre mondiale. Dans Le Bébé des Buttes-Chaumont, elle doit affronter une épidémie, une rage de dents et des clones explosifs.
"Les séries interminables, c'est lassant"
Pour le lecteur fidèle, qui attendait depuis des années une suite, l'annonce d'une fin semble à l'opposé de l'esprit d'une série qui n'a cessé de pasticher l'art du feuilleton en inventant des rebondissements toujours plus invraisemblables. Tardi s'est finalement laissé convaincre d'achever son histoire, avant tout par respect pour le public.
" Il fallait que je termine cette histoire", explique-t-il à BFMTV. "J'ai toujours dit que je ferai 10 tomes. Heureusement que je n'ai pas dit 25! Les séries interminables, c'est lassant. La série est presque cinquantenaire, quand même! Il était temps de passer à autre chose."
Tardi s'était aussi "un peu" lassé de son héroïne et avait plongé dans l'introspection. Il s'était appliqué à raconter l'histoire de son père (Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B) puis de son épouse, la chanteuse engagée Dominique Grange (Élise et les nouveaux partisans). Celle-ci sort d'ailleurs Immortelle Adèle, un disque inspiré par cet ultime tome. Il sera distribué aux fans lors des séances de dédicace.
L'art du feuilleton
Depuis ses débuts, Adèle Blanc-Sec a bien évolué. Au fil des années, les tomes sont devenus plus délirants, ce que reflète leur titre: les conventionnels Le Démon de la Tour Eiffel (1976) et Le Savant fou (1977) ont laissé place aux plus mystérieux Le Noyé à deux têtes (1985), Tous des monstres (1994) et Le Mystère des profondeurs (1998).
"Les premiers albums étaient assez rigides", reconnaît Tardi, avant d'ajouter: "Sur les premiers albums, je faisais de l'exécution, de la copie. C'était ennuyeux. Très rapidement, dès le 3e ou le 4e album, je suis parti à l'aventure courant derrière des personnages. Maintenant, on est dans la fantaisie la plus pure."
Tardi s'est laissé guidé par ses personnages, tous aussi fantasques les uns que les autres. "Des personnages secondaires ont pris de l'importance et m'ont orienté dans une direction imprévue."
C'est cela aussi, l'art du feuilleton: "se piéger soi-même, ne pas vraiment savoir où l'on va." Et pour cela, il y a des règles à suivre: "Faire mourir les personnages, dans le feuilleton, c'est une erreur. Il faut les laisser en vie parce qu'on peut toujours en avoir besoin. On se prive d'un éventuel coup de théâtre." Avec sa cinquantaine de personnages issus des précédents tomes, cet ultime tome a des allures de joyeuse kermesse.
"Plus le goût des lecteurs"
Tardi a commencé Le Bébé des Buttes-Chaumont dans les années 2000, avant d'abandonner le projet au bout de quelques pages. Quinze ans après, il a été rattrapé par l'actualité: "Le problème, c'est que j'ai laissé mes personnages avec un problème d'épidémie et des clones explosifs. Tout ça, bien sûr, était avant le Covid et les attentats à Paris. Il a fallu que je reprenne tout ça pour tenir compte de ce qui s'était passé."
Car Tardi ne veut pas donner l'impression d'avoir exploité les tragédies récentes. "On pourrait imaginer que j'ai exploité le Covid, ce qui n'était évidemment pas le cas." En quinze ans, beaucoup d'autres choses ont changé. Le lectorat a vieilli. Tardi aussi. Son trait s'est épaissi et la BD franco-belge classique a aussi été bouleversée par une nouvelle génération d'auteurs.
Le dessinateur a conscience qu'Adèle Blanc-Sec revient dans un monde qui l'a un peu oublié. "C'est évident que ça ne correspond plus au goût des lecteurs d'aujourd'hui qui sont fascinés par le manga." Bien qu'il ait apprécié la nouvelle BD de Jean-Marc Rochette, La Dernière reine, il ne s'intéresse pas aux nouvelles tendances de la BD: "Je ne m'en préoccupe pas, parce que sinon, je ne travaillerais plus."
Toujours aussi engagé
Tardi n'a jamais été aussi actif. Chaque planche du Bébé des Buttes-Chaumont respire le plaisir de dessiner. Plaisir qu'il ressent toujours intensément à 76 ans, un âge où beaucoup de dessinateurs voient leur style s'altérer: "Il a intérêt à rester le plus longtemps possible! Sinon, il faut que je me lance dans l'épicerie ou je ne sais pas quoi", s'amuse le dessinateur.
Il trouve d'ailleurs qu'il n'a jamais aussi bien dessiné Adèle Blanc-Sec qu'aujourd'hui. "Au début, elle était raide. Maintenant, ça va. Je la préfère très nettement à ce qu'elle était au début." Et d'ajouter: "Ça serait d'une tristesse épouvantable d'avoir le personnage au point dès le départ et de le traîner sur des centaines et des centaines d'images pendant des années. C'est bien de le laisser évoluer."
Tardi est en revanche toujours resté fidèle aux indignations de sa jeunesse, aux injustices de notre monde et à la brutalité policière. "C'est peut-être du radotage, mais il me semble qu'il y a un certain nombre de choses qu'il faut répéter [sur la répression policière]", confie le dessinateur, dont l'héroïne insulte souvent copieusement les représentants des forces de l'ordre au cours de ses aventures.
"Gare aux faussaires"
Alors qu'une reprise de Gaston de Franquin créé des remous dans le milieu de la BD, Tardi réserve à la fin du Bébé des Buttes-Chaumont un message à ceux qui seraient tentés de vouloir donner une suite à sa série phare: "Ainsi s'achèvent, pour toujours, les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec. Gare aux faussaires qui seraient tenté(e)s d'y donner suite!!!"
Une adaptation en série des premiers tomes d'Adèle Blanc-Sec est en revanche en préparation. Pour la suite, le dessinateur a des projets, mais il préfère ne pas en parler avant que ce ne soit officiel. "J'en ai 2 ou 3 en tête, mais je ne veux pas trop en parler. C'est trop tôt." Adèle Blanc-Sec manquera-t-elle au taciturne dessinateur? "Je n'en sais rien. Je ne peux pas vous le dire. Peut-être."
Adèle Blanc-Sec, tome 10, Le Bébé des Buttes-Chaumont, Tardi, Casterman, 64 pages, 14,50 euros.