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Édouard Philippe, un obscur propulsé en pleine lumière grâce à Matignon

Edouard Philippe - CHRISTOPHE ARCHAMBAULT
Edouard Philippe - CHRISTOPHE ARCHAMBAULT

On l'a assez dit: au moment de prendre la tête du gouvernement en mai 2017, Édouard Philippe est un quasi inconnu aux yeux des Français. Trois ans plus tard, après que l'Elysée a annoncé ce vendredi avoir accepté la démission de son équipe de ministres et prévoir la nomination imminente d'un nouveau Premier ministre, il jouit d'une belle popularité auprès de nos concitoyens, une majorité d'entre eux ayant même souhaité selon notre sondage Elabe de mercredi le voir rester à Matignon. Une popularité qu'il doit sans doute à son attitude pondérée et peut-être aussi à la défiance grandissante nourrie par les Français envers le président de la République.

47 ans avant d'être nommé chef du gouvernement, Édouard Philippe est né à Rouen d'un couple d'enseignants, avant de grandir dans la banlieue de la ville de Flaubert. Il suit plus tard le cursus honorum idéal des études françaises: hypokhâgne, khâgne, Sciences Po Paris, plus tard l'ENA, après la parenthèse du service militaire dont il sort officier d'artillerie, lui qui restera longtemps en réserve de l'armée, comme le souligne sa fiche biographique sur le site du gouvernement. Enfin, si Édouard Philippe a tenu à une grande discrétion quant à sa vie de famille, l'état-civil le connaît aussi en tant qu'époux d'Édith Chabre, avec laquelle il a eu trois enfants.

Quelques regards vers la gauche

On a beaucoup glosé, aussi, sur ses hésitations initiales en politique. Oui, le jeune Édouard Philippe a bien préparé le concours de l'ENA dans le bureau du sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon en compagnie de son ami Jérôme Guedj, devenu depuis conseiller départemental de l'Essonne. Oui, au tournant des années 1980-1990, il est d'abord séduit par la "deuxième gauche" de Michel Rocard. Mais c'est davantage le libéralisme que la gauche qui l'intéresse au fond, et il ne tarde pas à migrer à droite.

Pas sectaire, Édouard Philippe a toutefois continué à jeter quelques regards vers la gauche: il a ainsi à plusieurs reprises glissé que sa chanson préférée était The River, superbe hommage de Bruce Springsteen, dont il est fan, à la culture ouvrière et aux destins brisés qu'elle charrie. Il a aussi noué, dans la pleine lumière de l'Assemblée nationale et des plateaux de télévision, une relation faite d'estime réciproque avec ce Jean-Luc Mélenchon dont il avait squatté les locaux.

Le 6 mai dernier, le leader de La France insoumise s'ouvrait même du bien qu'il pensait, à titre personnel, du Premier ministre, auprès de La Tribune de Genève: "C'est un homme élégant, d'un côtoiement agréable, un libéral assumé et qui le dit clairement".

Il est un autre fil rouge dans la vie d'Édouard Philippe: sa pratique de la boxe. "Savoir le sport qu'il pratique aide à comprendre un homme politique. Lui, c'est la boxe. Regardez le faire! Quand il répond, il tourne et danse sur le ring le temps qu'il faut pour que vous baissiez la garde. À ce moment-là, il choisit le point où frapper : c'est un mot qu'il a pris dans votre discours, et il en fait ce qu'il veut, pan!" commentait d'ailleurs le patron de la France insoumise au cours du même entretien.

L'imitateur devient soliste

Mais avant de frapper, il a d'abord fallu à Édouard Philippe entrer en politique. Juge au service contentieux du Conseil d'État au sortir de l'ENA, il est propulsé après les municipales de 2001 adjoint au maire du Havre, où ses grand-père et arrière-grand-père avaient été dockers. Le maire Antoine Rufenacht ne tarit pas d'éloges, alors, sur son protégé, comme le montre cette citation relayée par Challenges: " Il parle bien, il est intelligent, rapide, drôle". L'humour, et les talents d'imitation d'Edouard Philippe, ont d'ailleurs contribué à façonner son image publique, comme lorsqu'il a contrefait la voix de Valéry Giscard d'Estaing à la radio sur Europe 1 en 2013.

C'est au service d'Alain Juppé qu'il se met au lancement de l'UMP en 2002, et celui-ci sera son mentor pendant 15 ans. Après une première défaite aux législatives en 2002 en Seine-Maritime, le Normand est ainsi nommé par le Bordelais directeur général des services du nouveau mouvement présidentiel. En 2007, il est conseiller d'Alain Juppé lors de l'éphémère passage de celui-ci au ministère de l'Environnement. Mais les errements - électoraux ceux-ci - de la carrière de l'ex-lieutenant de Jacques Chirac, et les nids-de-poules de la politique le poussent à ajouter plusieurs cordes à son arc.

Au cours des années 2000, Edouard Philippe jongle avec l'avocature et des fonctions de directeur des affaires publiques d'Areva entre 2007 et 2010. Il quitte le groupe pour succéder, en octobre 2010, à Antoine Rufenacht à la tête de l'hôtel de ville du Havre. S'ouvre alors le temps des succès: en 2012, il est élu député en Seine-Maritime, puis maire, pour la première fois sous son propre nom, en mars 2014. La marche en avant est interrompue à la fin de l'année 2016 avec l'échec retentissant d'Alain Juppé à la primaire de la droite, puis au printemps par les scandales minant la candidature de François Fillon à la présidentielle.

Triomphe et turbulences

Édouard Philippe, déjà circonspect devant François Fillon et découragé par les affaires, lâche la rampe et tente d'échafauder, notamment avec ses amis Benoîst Apparu et Gilles Boyer, un "plan B" afin de recomposer les espoirs présidentielles de sa famille politique autour d'Alain Juppé. Chou blanc d'un côté, pain blanc de l'autre. Car la victoire d'Emmanuel Macron fait son bonheur en l'envoyant, à la surprise générale, à Matignon. Ce sont trois ans de turbulences qui l'attendent: les couacs gouvernementaux, la crise des gilets jaunes, une réforme des retraites rejetée par une bonne partie du pays, la crise sanitaire déclenchée par l'immixtion du coronavirus.

Sur un registre plus dérisoire, ses contacts parfois heurtés avec la majorité parlementaire ont parfois corsé son quotidien. Il faut dire, comme le remarquait Libération, qu'Édouard Philippe est le premier chef de gouvernement depuis Raymond Barre à ne pas avoir la carte d'une formation politique: démissionnaire des Républicains, il n'a pas rallié stricto sensu la République en marche.

La mue d'un "apparatchik"

Un dernier trait du portrait du Rouenno-Havrais ne peut être ignoré: son goût de la littérature. Lui-même y a trempé, un peu, et avec Gilles Boyer comme coauteur. Les deux hommes ont notamment écrit un thriller politique intitulé Dans l'ombre, en 2011. Le Monde a eu la bonne idée de surligner un passage d'un discours que le narrateur de cette fiction tient sur lui-même:

Je suis un apparatchik. Dans mon monde, les politiques et les apparatchiks vivent ensemble. Ni les uns ni les autres ne peuvent survivre seuls. L’apparatchik, c’est un guerrier qui sert un maître, un professionnel qui connaît son milieu, qui utilise ses armes, qui pare les coups qu’on veut porter à son patron. C’est un ­mécanicien, un organisateur, un inspirateur, un souffleur."

Au Havre ou à Paris, le souffleur ne pourra plus se cacher désormais.

Article original publié sur BFMTV.com