"Ça a dégénéré": 7 minutes de l'interpellation d'Adama Traoré au cœur de l'enquête

Le portrait d'Adama Traoré pendant une marche en sa mémoire le 21 juillet 2018. - FRANCOIS GUILLOT
Le portrait d'Adama Traoré pendant une marche en sa mémoire le 21 juillet 2018. - FRANCOIS GUILLOT

L'affaire Adama Traoré, revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines, soulève toujours de nombreuses interrogations. Le jeune homme de 24 ans meurt le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise), après une interpellation musclée menée par des gendarmes.

Quatre ans après les faits, la famille du jeune homme pointe du doigt les forces de l'ordre et affirme, en se basant sur un rapport d'expertise médicale, qu'Adama Traoré est mort asphyxié pendant l'interpellation, en raison d'un plaquage ventral. Une version contredite par les gendarmes qui, s'appuyant sur d'autres expertises médicales, estiment qu'Adama Traoré avait "un oedème cardiogénique", causé par des pathologies antérieures.

De nouveaux éléments, contenus dans le procès-verbal du 6 septembre 2016 que BFMTV a pu consulter, révèlent les échanges téléphoniques et radiophoniques entre les gendarmes et leur hiérarchie. D'après ces déclarations, l'interpellation d'Adama Traoré aurait duré au moins "7 minutes", et elle aurait "dégénéré" selon les mots d'un gendarme.

"Ces éléments objectifs démontrent que le placage ventral a duré neuf minutes soit plus longtemps que pour George Floyd", cet Américain noir mort asphyxié par la police, estime pour sa part Yassine Bouzrou, l'avocat de la famille Traoré, face à ces éléments. "Il n’y a qu’en France où la justice n’en tire aucune conséquence. Mes clients exigent maintenant un procès."

Ces appels, émis et reçus le 19 juillet 2016 entre 17h14 et 18h35 par le Centre d’opérations et de renseignement de la gendarmerie (Corg) du Val-d'Oise, témoignent d'une certaine confusion entre les forces de l'ordre avant, pendant et après l'interpellation d'Adama Traoré.

17h14: première interpellation puis fuite

À 17h14 précisément, le Psig (Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie) de l'Isle-d'Adam indique à ses collègues que l'"objectif est interpellé", et "demande au moins un véhicule en renfort". Mais le jeune homme prend la fuite et s'engage alors une course-poursuite avec les forces de l'ordre.

Puis entre 17h29 et 17h30, l'équipe de gendarmerie de la commune de Persan signale qu'"un individu menotté serait en train de se cacher". L’homme est repéré à 17h30 dans la rue de la République de Beaumont-sur-Oise. Il s'agit d'Adama Traoré, qui est parvenu à s'échapper de cette une première interpellation et s'est réfugié chez un homme, celui qui deviendra le "témoin-clé" entendu en 2016 puis, plus récemment, le 2 juillet dernier par les juges d'instruction.

17h33: que se passe-t-il pendant la 2e interpellation?

"Ouais, individu repéré rue de la République par un automobiliste il y a 3 minutes", confirme dans la foulée l'équipe de gendarmes de Persan. À 17h33, les gendarmes répètent à leurs collègues: "Interpellé... individu interpellé", ce qui signifie qu'ils se trouvent à ce moment-là dans l’appartement de cet habitant de Beaumont-sur-Oise. L'interpellation est alors confirmée sur les ondes par le peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG).

Deux minutes plus tard, à 17h36, le PSIG de l'Isle-d'Adam estime qu'"il faut demander aux officiers de police juidiciaire s’ils ont besoin de renfort! Pour l’instant on est quatre dans le véhicule", lance-t-il.

Puis, entre 17h36 et 17h37, le Centre d'opérations et de renseignement de la gendarmerie (Corg) de l'Oise informe à son tour que ses confrères du Val-d'Oise que "le PSIG a interpellé un individu". Il semble alors faire référence à Bagui Traoré, qui était sur le point d'être arrêté par les forces de l'ordre quand son frère d'Adame Traoré s'est mis en fuite.

"Il y avait un autre individu qui a dû s’interposer ou… enfin, visiblement cela ne s’est pas très bien passé", raconte le centre des opérations de la gendarmerie, avant de poursuivre: "Il y a deux individus interpellés puis il y aura probablement une procédure d’outrage". Le deuxième homme auquel ils font alors référence est Adama Traoré.

17h40: retour des forces de l'ordre à la brigade

Sur les ondes, le Psig (Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie) de l'Isle d'Adam rend ensuite compte d’un retour à la brigade à 17h40, soit sept minutes après le début de la seconde interpellation d'Adama Traoré.

À 17h51, alors que cela fait 20 minutes qu’Adama Traoré a été interpellé, le chef du peloton de surveillance fait le point avec le Corg du 95 et justifie l'intervention. Il explique:

"Au cours d’une prévention de proximité, ils (les gendarmes) sont tombés nez à nez avec l’objectif principal à interpeller qu’on devait interpeller jeudi matin", à savoir Bagui Traoré, le frère d'Adama qui est alors recherché dans une affaire d'escroquerie et extorsion sur personne vulnérable.

Le gendarme continue de raconter: "Donc du coup, ils ont 'sauté dessus' sauf que durant cette interpellation, il y a eu un de ses frères qui était là (à savoir Adama Traoré), et qui a commis des violences. Ils ont essayé de l'interpeller. L’individu s’est enfui, nous on a réussi à interpeller ce monsieur-là. Donc un deuxième individu a été interpellé pour des violences sur agent dépositaire de l’autorité publique."

Deux minutes plus tard, ce même gendarme veut parler à son capitaine, qui est en réunion. Au bout du fil, il évoque l’interpellation et dit que celle-ci a "dégénéré": "Par contre ça a dégénéré donc euh... on a peut-être un de nos gars légèrement blessé", lance-t-il, avant d'ajouter que "son frère Adama a fait des violences sur un gars du PSIG". "En l’occurrence, on a fait une grosse interpellation, on a fait Adama Traoré en fin de compte", conclut-il. Puis plus rien sur les ondes jusqu’à 18h31.

18h31: "II y a eu un problème?"

À 18h31, le Centre d'opérations et de renseignement de la gendarmerie rappelle le planton de Persan demande s’il y a eu un souci avec l’interpellation. Ce à quoi ce dernier rétorque, confus: "Heu oui il y a eu un arrêt... un individu a fait un arrêt cardiaque". Le chef de patrouille de la seconde interpellation prend alors la parole, et lui raconte la tentative d’interpellation.

"On rentre immédiatement dans le logement et là on trouve l’individu qui est par terre dans le salon, l'individu est conscient. Il a un pouls, une respiration, et parle. Donc on procède à son interpellation, et à partir de là, une fois qu’il est menotté, il est comment dirais-je ... il nous dit qu’il se plaint de difficultés à respirer".

"Voilà visiblement, en tout cas il a certainement pris un coup de chaud. C’est un individu qui est très connu chez nous pour Stups et qui fait certainement aussi de l'alcool", poursuit-il. "Je pense qu’il y a eu un sacré mélange. À partir de là, donc, on le récupère. On l’emmène immédiatement à la brigade qui est située à quelques minutes. Pendant le cours du trajet, j’ai mon gendarme adjoint qui me dit que l’individu est visiblement en train de perdre connaissance à l’arrière du véhicule."

"Donc on arrive à la brigade, on le sort. Quand on le sort du véhicule, on s’aperçoit que l’individu s’est uriné dessus, pardon. On fait un check-up, on le met en PLS (position latérale de sécurité), on fait un check-up on voit qu’on a le pouls et la respiration avec des reprises de connaissance partielles de temps à autre."

18h34: "Il est en arrêt cardiaque depuis 50 min"

Le chef de patrouille de l'interpellation raconte ensuite que son équipe et lui appellent alors les pompiers. "Ils sont là dans les deux minutes qui suivent, le prennent". "Quand les pompiers prennent l'individu en compte, donc on a un pouls, une respiration et l’individu effectivement, a perdu connaissance. Puis pendant le bilan des pompiers, il perd de la respiration, il a toujours un pouls mais il perd de la respiration", déroule-t-il.

À 18h34 l’adjudant chef déclare finalement qu'Adama Traoré "est en arrêt cardiaque depuis 50 minutes". "Il est mort", précise-t-il.

Article original publié sur BFMTV.com