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À Angoulême, la difficulté de parler de l'affaire Bastien Vivès

L'auteur de BD Bastien Vivès en 2021 - Joel Saget
L'auteur de BD Bastien Vivès en 2021 - Joel Saget

Bastien Vivès n'est pas présent au festival de la BD d'Angoulême (FIBD), mais son nom est sur toutes les lèvres. Les références à cet auteur accusé de promouvoir la pédocriminalité dans Petit Paul et La Décharge mentale, et dont l'exposition au FIBD a été annulée en décembre dernier, sont omniprésentes jusque sur les murs de la ville.

"Les enfants ne provoquent pas le désir: ce sont les adultes les coupables", "Pédopornographie: éditeurs complices, diffuseurs coupables", peut-on ainsi lire sur des affiches collées non loin du Musée du Papier d'Angoulême, où devait avoir lieu l'exposition Dans les yeux de Bastien Vivès, pour lequel il avait eu carte blanche.

Deux débats publics ont abordé l'affaire dans la journée de vendredi. Une quarantaine d'auteurs et d'autrices ont refusé de participer à celui du FIBD, qui était animé par le magazine Le Point. Raison invoquée: "un sujet trop sensible" et "trop de coups à prendre", selon le journaliste Romain Brethes, animateur du débat.

"Je ne voulais pas participer au débat, parce que le festival voulait redorer son image. Et ça s'est fait au dernier moment. Ils nous appellent et attendent qu'on accoure", dénonce l'autrice Mirion Malle. "On sait très bien aussi que ça va être un discours très policé. Ce qui est important, c'est que ce soit militant, politique, politisé, que ce soit en réaction."

Refus de "lisser le scandale"

Mirion Malle a préféré participer au débat des Collectifs Les raisons de la colère et #MeTooBD, organisé au "Spinoff", le pendant underground du FIBD. Etaient présentes l'historienne et scénariste Marie Bardiaux Vaïente, la juriste Anne-Laure Maduraud et l'éditrice Catherine Staebler. La journaliste Iris Brey et l'illustratrice Joanna Lorho participaient en visioconférence.

"On a fait salle comble", se félicite Marie-Paule Noël, co-organisatrice de la rencontre. "L'important était d'avoir différents points de vue. Les questions de la représentation d'une image et du sexisme ont été évoquées. Il y a eu un historique des luttes dans la BD." Objectif: dépasser l’argumentaire de la censure et refuser de "lisser le scandale", précise Mirion Malle.

"Anne-Laure Maduraud a aussi expliqué de manière très claire et très pédagogique tout ce qui existe dans la loi, de quelles manières les dessins de Bastien Vivès peuvent tomber sous le coup de la loi", complète Marie-Paule Noël.

"On a aussi parlé des luttes collectives", ajoute Marie Bardiaux Vaïente. "Il n'y a jamais un individu seul. Même lui [Bastien Vivès] fait partie de quelque chose de systémique. Il faut toujours interroger la société dans laquelle on vit. Tout cela s'inscrit dans une histoire. On ne s'est pas réveillés un matin contre cet artiste et cette exposition."

Liberté de dessiner

Quelques heures plus tard, le débat du festival, intitulé "Sexualité et bande dessinée: peut-on tout dessiner?", avait lieu en présence de l'historien de la censure de la BD Bernard Joubert, du directeur du FIBD Franck Bondoux et de Coco, figure de Charlie Hebdo. Le spécialiste du 9e Art Benoît Peeters, initialement annoncé, a annulé sa participation.

S'éloignant de son postulat de base, la discussion a évoqué divers sujets ayant trait à la liberté d'expression. Rappelant l'importance de la liberté de dessiner, Coco est revenue sur "la violence" de l’annulation de l’exposition Bastien Vivès sans que l’on sache ce qu’elle contenait. Une situation qu’elle compare au numéro Charia Hebdo qui avait mené a l’incendie de Charlie Hebdo en 2011.

La rencontre a aussi abordé pêle-mêle les menaces dont a été victime Bastien Vivès, Hara-Kiri, le manque de reconnaissance des femmes en BD, les César 2023, le non-consentement de Blanche-Neige et le travail du Grand Prix Julie Doucet. Ce débat devait à l'origine questionner "les représentations de la sexualité au sein d’un médium où, pendant longtemps, ce sont les voix et les regards des dessinateurs qui ont pu véhiculer, inconsciemment ou non, des normes et des stéréotypes".

"Exercice de confusionnisme"

"Je vous félicite pour cet exercice de confusionnisme", a lancé une personne lors d'une session de questions/réponses, en critiquant une comparaison faite lors du débat entre le travail du Grand Prix Julie Doucet et de celui de Bastien Vivès:

"Julie Doucet met en scène les violences sexuelles qu’elle a subies, Vivès est dans l’érotisation de la violence. Vous ne pouvez pas vous servir de Doucet pour justifier le travail de Vivès."

Quelqu'un d'autre dans le public a dénoncé le "déni" des organisateurs face aux œuvres de Bastien Vivès, et l'absence de réel débat sur la représentation de la sexualité en BD: "Ce serait bien de reconnaître certaines choses et de ne pas traiter tout cela comme si c’était anodin, pour avoir une vraie discussion et ne pas mettre des choses sous le tapis", a-t-elle lancé sous les applaudissements de la salle.

"On est content que le débat ait eu lieu, qu'il puisse y avoir des discussions dans les salles. Il y a eu des questions virulentes. On s'y attendait. C'était légitime par rapport à la sensibilité du débat. Pour cette raison, il aurait été dommage que le débat ne se fasse pas", s'est justifié a posteriori Romain Brethes.

"Pas un lieu de confrontation"

Saluant l'organisation de ces rencontres autour de l'affaire Vivès, Franck Bondoux déplore la tenue de deux débats distincts. "Le festival doit être avant tout un lieu de débat. Ce n’est pas un lieu de confrontation. On doit pouvoir avancer ensemble. C’est de plus en plus difficile de préserver ces espaces de dialogue." Romain Brethes regrette également l'impossibilité de réaliser "un débat avec les contradicteurs".

Les collectifs Les raisons de la colère et #MeTooBD assument, estimant cette démarche nécessaire: "On était dans un espace safe et bienveillant et à l'écoute", explique Marie-Paule Noël. "Je ne suis pas sûre qu'on aurait eu autant de temps de parole d'échanges et de possibilités de s'exprimer de manière aussi claire, diversifiée et équilibrée si on avait été face à des personnes qui auraient crié directement à la censure."

Lors des questions/réponses, on a laissé s'exprimer un point de vue qui n'était pas celui des gens qui étaient sur scène", défend Romain Brethes.

"Tout devait être abordé"

Aussi irréconciliables soient-ils, les deux camps se sont retrouvés sur certains aspects. Tous les deux ont choisi de ne pas aborder seulement le cas de Bastien Vivès pour "élargir le cadre" et réfléchir à l’histoire du médium.

"Au-delà de la représentation de la sexualité, l’affaire Vivès a brassé beaucoup de choses: la question de la représentation de la femme, la place des femmes dans la bande dessinée... Tout devait être abordé", estime Romain Brethes.

Les collectifs Les raisons de la colère et #MeTooBD souhaitaient aussi dépasser l'affaire Vivès pour apporter un autre message: "On voulait montrer que personne n'est seul et qu'on a tous envie que le monde évolue et change aussi bien dans les représentations graphiques que dans les attitudes et les manières de travailler", insiste Marie-Paule Noël.

"Qu’est-ce que sera la prochaine affaire?"

Les deux débats reflètent aussi un changement de paradigme dans l'histoire de la BD, commente Marie Bardiaux Vaïente: "Il y a une jeune génération qui est en train de dire: des attitudes qui existent depuis très longtemps ne sont plus acceptables, et il faut les interroger. Il faut l'entendre et il faut ouvrir le débat intergénérationnel. Il se passe vraiment quelque chose."

"On est dans un moment charnière pour la BD, parce que [l'affaire Vivès] a dépassé le cadre de la BD", renchérit Mirion Malle. "Des gens qui ne connaissent rien à la BD ont entendu parler de l'affaire Vivès."

Que réserve la suite? "L'article du code civil va peut-être changer à la suite de cette affaire", commente Romain Brethes. "Je pense que c'est que le début. Qu’est-ce que sera la prochaine affaire?"

Le plus important, désormais, est de "continuer la lutte" mais aussi d'inciter le FIBD à "valoriser les autrices et à les inviter pour parler de leur travail", martèle Mirion Malle. Et Marie-Paule Noël de conclure: "Ce n'est pas normal qu'on en soit encore là en 2023. Il faudrait qu'on puisse passer à autre chose et avancer. L'inertie est le pire ennemi de l'avancée de ces causes."

Article original publié sur BFMTV.com