"Un échec stratégique à long terme": comment les failles du renseignement israélien ont permis le 7 octobre

"Jusqu'à la victoire totale". Depuis un an, l'armée israélienne dévaste et assiège la bande de Gaza afin de "détruire le Hamas". Depuis plusieurs jours, Tsahal pilonne un autre front: le sud du Liban. Dans son viseur? Le Hezbollah, mouvement islamiste au service de l'Iran et allié du Hamas. Sans l'avoir revendiqué, le Mossad -le service de renseignement israélien- est soupçonné d'être responsable des explosions sans précédent de bipeurs et de talkies-walkies appartenant au Hezbollah libanais. Et derrière, de manière assumée cette fois, la mort du chef du groupe islamiste, Hassan Nasrallah.

L'objectif? "Éviter un scénario du 7 octobre 2" selon les mots d'une source israélienne de haut rang. Pour Israël, cette guerre, entamée sans répit depuis 365 jours contre ses "ennemis", est en partie une démonstration de force.

"Si Israël n'agissait pas, le compte à rebours de son existence pouvait être perçu comme actionné", souligne Frédéric Encel, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste du Moyen-Orient, contacté par BFMTV.com. "La matière géopolitique la plus précieuse est la crédibilité dissuasive, inhérente à l'existence d'un pays comme Israël".

"Il fallait absolument démontrer tant en interne, à ses ennemis qu'à ses alliés que le 7 octobre n'était qu'une parenthèse malheureuse", ajoute-t-il.

Israël souhaite montrer que le pays, son armée et ses services de renseignements, ont repris la main après l'affront du 7 octobre 2023. Après les erreurs commises qui ont permis au Hamas de pénétrer leur territoire, de tuer 1.190 personnes dont des civils et de prendre 250 personnes en otage. Des erreurs qui remontent bien avant le 7 octobre.

Pour Israël, le Hamas ne constitue pas une menace

Depuis 2018, le Premier ministre Benjamin Netanyahu ne prête plus une grande attention à la bande de Gaza, et au groupe qui la contrôle depuis 2007: le Hamas. Ce groupe, fondé en 1987 en lien avec les Frères musulmans, est soutenu financièrement et militairement par l'Iran, ennemi juré de l'État hébreu. Mais il reçoit aussi de l'argent de la part du riche petit pays de la péninsule arabique, le Qatar. En toute connaissance de cause d'Israël. À hauteur de 30 millions de dollars, Doha paye chaque mois les salaires des fonctionnaires, finance le carburant ou encore aide les familles défavorisées.

Israël pense ainsi contrôler la situation. "La stratégie de Netanyahu est de faire en sorte que Gaza reste sous la coupe du Hamas. C'est la meilleure façon pour lui d'empêcher la création d'un État palestinien, en affaiblissant l'Autorité palestinienne et en favorisant un État terroriste", analyse Frédérique Schillo, historienne et spécialiste d'Israël, contactée par BFMTV.com.

En laissant le Hamas s'enrichir, le pays pense éviter le chaos à Gaza et dissuader le groupe islamiste de les attaquer. À leurs yeux, le Hamas ne constitue pas une menace importante. Selon eux, la véritable menace se trouve du côté de l'Iran et du Hezbollah libanais, un atout majeur de "l'Axe de la résistance" contre l'État hébreu que Téhéran a biberonné, entraîné, armé.

"Depuis des années, Israël se focalise sur la menace du Hezbollah en ayant tendance à minimiser celle du Hamas en provenance de Gaza", affirme David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste du Moyen-Orient, contacté par BFMTV.com.

Ce à quoi ajoute l'essayiste Frédéric Encel: "Au regard du renseignement israélien, c'est au nord que se prépare une éventuelle attaque".

Aveuglé, idéologiquement et politiquement, Benjamin Netanyahu déplace de plus des contingents chargés de surveiller la bande de Gaza en Cisjordanie occupée pour protéger les colons. Les services de renseignements israéliens décident de leur côté de réduire les écoutes des communications radio du Hamas. Une perte de temps selon eux.

"Le 7 octobre est un échec stratégique à long terme", résume Frédérique Schillo co-autrice de La guerre du Kippour n'aura pas lieu (Ed.Archipoche).

Un plan préparé par le Hamas depuis plus d'un an

Pendant ce temps, le Hamas échafaude son plan. Et ce, depuis au moins 2022. Sous-terre, les opérations grouillent. L'arsenal de guerre du mouvement transite via les 1.500 kilomètres de sous-terrains. Les brigades Al-Qassam, la branche armée du groupe islamiste, s'entraînent. Ils simulent des attaques dans des kibboutz ou encore se forment à l'atterrissage en parapente. Connaissant les capacités technologiques israéliennes et ne pouvant pas rivaliser, le Hamas décide de se passer de ses propres technologies afin de passer sous les radars. Pour éviter une éventuelle fuite, seuls quelques proches du chef du Hamas, Yahya Sinouar, connaissent les plans.

Le groupe divise ses combattants en petites cellules, chacune d'entre elles entraînées uniquement pour un objectif spécifique, une cible précise. Ils n'ont ainsi pas idée de l'ampleur de l'attaque.

Le Hamas mène également des opérations de diversion. "Quelques mois avant l'opération, Sinouar organise une grande manifestation le long de la frontière pour tromper Israël", explique la spécialiste Frédérique Schillo. "L'État hébreu pense ainsi que les Palestiniens sont restés au même stade de contestation".

Le Hamas a fait croire aux Israéliens qu'il était "occupé à gouverner Gaza", a déclaré par la suite Ali Barakeh, un dirigeant du groupe islamiste, selon le New York Times. "Pendant ce temps, en coulisses, le Hamas préparait cette grande attaque".

Le renseignement israélien alerté

"En coulisses", pas tant que ça. Des membres du groupe, habillés en civil, s'approchent à plusieurs reprises de la barrière de 60 kilomètres de long et de plus de six mètres de haut finalisée en 2021 entre Gaza et Israël. Munis de carte, ils passent plusieurs heures près de cette barrière équipée de capteurs, de mitrailleuses télécommandées et de barbelés. Des trous sont creusés. Des camionnettes et motos font des va-et-vient. Des drones volent près de la frontière.

Ces mouvements inhabituels sont repérés par les services israéliens. Notamment par les "Tatzpitanit", ces soldates de Tsahal chargées de scruter des caméras de surveillance 24h/24. "On les appelle les yeux de l'armée", souligne le chercheur à l'IRIS, David Rigoulet-Roze.

Plusieurs mois avant le 7 octobre, les Tatzpitanit repèrent ces activités suspectes et font remonter ces informations. Sans succès.

S'ajoute à leurs alertes, celle d'une analyste de l'unité d'élite du renseignement israélien, en juillet 2023. Dans un rapport, elle décrit les exercices militaires en cours simulant des raids sur des kibboutz et des avant-postes de Tsahal. Mais également la manière dont le Hamas prévoit de franchir la frontière à l'aide de parapentes, de drones et de roquettes, ou encore comment ils comptent prendre en otage entre 200 et 250 personnes.

Cette analyste prévient que ces exercices militaires sont semblables à ceux observés 50 ans auparavant, juste avant l'offensive du 6 octobre 1973 de l'Égypte et de la Syrie qui a déclenché la guerre du Kippour. Et font écho à un autre document aux mains des services de renseignements israéliens depuis 2022: le "Jericho Wall" ("le mur de Jéricho") qui n'est autre qu'une copie du manuel d'attaque du Hamas.

"Ce sont majoritairement des femmes qui alertent des mouvements inhabituels du Hamas mais on ne les prend pas au sérieux. Il y a une sorte de mépris envers le personnel féminin", souligne l'historienne Frédérique Schillo.

Une crise politico-institutionnelle qui fragilise le pays

Alors que ces alertes sont émises, la population israélienne, elle, descend en masse dans la rue. Elle manifeste contre la réforme controversée de la justice voulue par Benjamin Netanyahu. Des militaires menacent d'arrêter de servir le pays si la loi est adoptée. Face à cette crise inédite, des hauts-généraux tentent d'alerter l'État: ces troubles enhardissent les ennemis d'Israël.

"Nous devons être plus que jamais préparés à un conflit militaire de grande ampleur et sur plusieurs scènes", averti le chef d'état-major de l'armée, le général Herzi Halevi, lors d’une cérémonie militaire le 11 septembre 2023, pensant alors que la menace provient du Hezbollah. Mais rien n'y fait. Les hauts responsables israéliens restent sourds.

"Avec le plan du Hamas dans les cartons, les renseignements israéliens avaient tout, mais comme tout service de renseignements aguerri, ils avaient justement trop de scénarios possibles", commente Frédéric Encel, auteur des Voies de la puissance aux éditions Odile Jacob.

Frédérique Schillo abonde: "Israël disposait d'un trop-plein de renseignements, ils étaient incapables de les lire. Ces erreurs profondes de conception et faille de renseignements sont similaires à celles survenues lors de la guerre du Kippour".

Israël se pense inviolable

Outre un mauvais assemblage des pièces du puzzle, l'État hébreu pense impossible le fait d'être attaqué, et encore moins par le Hamas, un groupe islamiste qu'il sous-estime. "Il s'agit de la théorie du black swan ("cygne noir")", illustre David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient. "Soit un certain événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler et qui, s'il se réalise, a des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle."

Israël sous-estime l'adversaire et surestime ses capacités technologiques. Forte de sa puissante armée, de sa barrière militarisée de 60 kilomètres de long et de son Dôme de fer, Israël se pense inviolable.

La barrière "a été construite pour empêcher des personnes de traverser, pas pour contrer une armée de terroriste", explique Danny Tirza, lui-même architecte à l’origine de la barrière de séparation entre Israël et la Cisjordanie, à la chaîne d'investigation américaine PBS.

"Nous pensions vraiment que nous construisions une très bonne infrastructure qui aiderait à sauver la vie des Israéliens, mais, malheureusement, cela n'a pas fonctionné", ajoute-t-il.

Une armée prise au dépourvu

Le 7 octobre 2023, alors qu'une pluie de roquettes s'abat sur Israël vers 6h30 du matin, des milliers de terroristes du Hamas affluent vers cette barrière. À l'aide d'explosifs, ils la franchissent à plus de 30 endroits différents. Le Dôme de fer est loin d'intercepter toutes les roquettes.

Le pays, quant à lui, est endormi. La surveillance de la bande de Gaza est infime: les forces de Tsahal, sont comme la majorité de la population, chez eux, en famille, pour célébrer Sime Hatorah, une fête juive. Les terroristes du Hamas infiltrent facilement et rapidement le territoire. Rien ne les arrête.

Préparé, le groupe sait comment aveugler l'armée israélienne, comment neutraliser sa réponse militaire. Il utilise des drones pour larguer des explosifs sur des tours de surveillance. Et prend d'assaut des bases militaires, notamment celle de Re'im qui supervise toutes les opérations dans la région.

À l'intérieur de la base, jour de fête oblige, peu de soldats sont présents comparé à d'habitude. Si certains veillent, d'autres dorment dans leurs couchettes. Ils sont réveillés par les bruits des balles, par les combattants du Hamas au pied de leur lit. Censé servir de centre de commandement régional, la base de Re'im est paralysée. Les soldats occupés à lutter pour leur vie ne peuvent pas donner l'alerte.

Libres de leurs mouvements, d'autres terroristes prennent le contrôle des axes routiers qui relient les villes du sud du pays, tuant les automobilistes sur leur passage. Ils pénètrent dans les kibboutz, interrompent le festival Supernova et perpétuent leur massacre. À certains endroits, l'armée n'intervient pas avant des heures laissant les habitants se défendre par leurs propres moyens.

Une réponse militaire tardive

La première ligne de défense, les équipes locales de sécurité mal formées et sous-équipées, est rapidement débordée. Les forces de Tsahal mettent des heures à se mobiliser. Les renseignements ne comprennent pas l'ampleur de la situation. Les premières instructions sont données une heure après le début de l'attaque. Des équipes de taille réduites et sous-armées s'en vont au combat: elles pensent faire face à un petit groupe de terroristes, non pas à une attaque de cette envergure. Ce n'est qu'à 10 heures du matin, trois heures après l'intrusion, qu'une attaque aérienne est ordonnée.

La communication est fastidieuse. Les soldats communiquent dans des groupes WhatsApp improvisés et s’appuient sur les réseaux sociaux pour obtenir des informations sur la situation, selon une enquête du New York Times.

"Les premiers soldats à intervenir sont dépassés par le nombre de terroristes", raconte la spécialiste d'Israël, Frédérique Schillo. "Il y a un réel échec opérationnel. Il y a un problème d'analyse, de lecture des événements. Tsahal est totalement dépassée, prise de court".

Ce n'est qu'aux alentours de 12 heures, que l'État hébreu se fait une idée claire du carnage en cours, soit près de 6 heures après son début. Le chef de l'armée de l'air, Tomer Bar, n'apprend qu'à 16 heures, qu'une attaque est en cours au festival de musique Supernova, où plus de 350 personnes sont tuées.

"À certains endroits, il faudra plus de 14 heures de combats pour que la situation soit sécurisée", précise la spécialiste.

Jugeant ce scénario irréaliste, Israël n'était tout simplement pas préparé. Le pays ne s'était jamais entraîné à faire face à une infiltration massive. "Il n'y avait aucun plan de défense pour une attaque surprise comme celle que nous avons vue le 7 octobre", regrette Amir Avivi, général de brigade de réserve et ancien commandant adjoint de la division de Gaza, chargée de la protection de la région auprès du New York Times.

Situation face à laquelle l'opinion publique souhaite avoir des réponses. Si des conclusions sur les failles sécuritaires ont été publiées de manière fragmentaire jusqu'à présent, le Premier ministre Benjamin Netanyahu bloque le lancement d'une enquête d'État. Le chef du gouvernement israélien, qui au lendemain de l'attaque a rejeté la faute sur les services de renseignements -avant de rétropédaler-, "refuse de reconnaître une quelconque responsabilité dans l'échec du 7 octobre", analyse Frédérique Schillo. Il craint pour son avenir politique.

Après l'échec du Kippour en 1973 et le rapport de la commission d'enquête, la Première ministre de l'époque, Golda Meir, avait démissionné poussée par la rue. Pour la spécialiste, "Benjamin Netanyahu redoute ce scénario cauchemar" et repousse le lancement d'une enquête à la fin de la guerre. Une guerre, qui après un an de front intensif à Gaza et une extension au Liban, n'est pas près de se terminer.

Article original publié sur BFMTV.com