Quinzième round : Immigration, naturalisation… Guéant est-il obsédé par les chiffres ?

Chaque semaine pendant la campagne, Yahoo! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur.fr sur un même thème. Cette semaine, Pascal Riché de Rue89 et Marc Cohen de Causeur.fr s'interrogent sur Claude Guéant et son obsession des chiffres.

Guéant a retiré le triple A du mot « naturalisation »

Par Pascal Riché

« Naturalisation » est un beau mot du vocabulaire français. Issu du vocabulaire botanique, il désigne un processus « naturel », celui de l'acclimatation. L'idée étant que tout étranger vivant sur le territoire a naturellement vocation à devenir français. Que la France est une terre d'accueil, qu'elle a les bras ouverts. Et que les étrangers eux aussi ont droit à l'égalité.

Le ministre de l'Intérieur Claude Guéant, lors de sa présentation des résultats de sa politique migratoire, le 10 janvier, a dégradé ce beau mot. Il lui a retiré son triple A, il en a fait une « nturlistion ». Comment ? En se réjouissant, chiffres à l'appui, d'en avoir réduit le nombre.

« Je signale que l'ensemble des actions conduites en 2010 et 2011 a conduit à une baisse de 30% des naturalisations en 2011. Le chiffre est passé de 94 500 en 2010 à 66 000 en 2011. »

Regardez donc, nous dit ainsi Guéant, comme nous savons dire « non » à tous ces gens qui demandaient à devenir des Français ! Dire « non »... un travail très compliqué. Et Claude Guéant promet d'aller plus loin encore, dans cette politique difficile, car la loi permet désormais d'exiger dès 2012 un niveau de français supérieur à celui qui était demandé jusque-là.

Une coloration policière et punitive

Le fait que la naturalisation soit passée, sous Sarkozy, dans le champ de compétences du ministère de l'Intérieur préparait déjà cette politique du chiffre. Depuis la monarchie, les naturalisations relevaient du ministre de la Justice : le « Garde des sceaux », celui qui veille symboliquement le « grand Sceau de la France ». Depuis le 1er juillet 2010, les préfets peuvent refuser un dossier de naturalisation, sur des critères qui varient forcément d'un département à l'autre. Dans les consignes, l'objectif n'est plus de naturaliser, mais de refuser de le faire. La politique de naturalisation prend une coloration policière et punitive.

« Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, l'objectif n'est plus de favoriser les naturalisations mais de les freiner et de les sélectionner par l'origine », commente l'historien Patrick Weil, spécialiste de l'immigration, dans un livre collectif qu'il a dirigé, « 80 propositions qui ne coûtent pas 80 milliards » (éd. Grasset). Selon lui, on assiste ainsi à « une lente dénationalisation, une "désintégration" calculée de notre politique de la nationalité ».

Dans le bilan du sarkozysme, la politique vis-à-vis des étrangers restera comme la plus indigne de son quinquennat. Cela a commencé avec Brice Hortefeux, l'ami intime du Président, qui a le premier claironné des objectifs quantitatifs. Hortefeux ne cache pas aujourd'hui que ce chiffrage participait du « message » qu'il fallait alors lancer (en direction de l'électeur du Front national, bien sûr). Lorsque Nicolas Sarkozy par la suite fouettait ses ministres pour qu'ils participent au débat sur l'identité nationale, c'était aussi au nom du « message » : « Je veux du gros rouge qui tache ! » disait-il.

La naturalisation n'est plus une fête

Le « messager » a aujourd'hui le visage gargamélien de Claude Guéant, qui va plus loin encore que son prédécesseur, comme l'a montré sa volonté de s'en prendre aux diplômés étrangers dans une circulaire tellement scandaleuse qu'il a dû, face au tollé, reculer.

Au début de sa présentation sur les résultats de la politique concernant l'immigration et les naturalisations, Guéant a bien sûr récusé suivre une « politique du chiffre » : « Si nous voulons fixer des objectifs, il faut les quantifier », a-t-il argué. Mais l'ensemble de ses propos démentait son vertueux préambule. Une de ses phrases qui dit tout de cette obsession comptable :

« Notre politique ne se réduit pas à des chiffres, même quand à l'image de cette année 2011, j'y reviendrai dans un instant, ils sont très bons. »

Ces objectifs qu'il se fixe n'ont souvent pas de sens, sinon de battre le chiffre précédent. Une des premières choses que fait Guéant, en arrivant au ministère, est même de relever légèrement l'objectif annuel des « mesures d'éloignement » (expulsions, dans la novlangue du ministère) de 28 000 à 30 000. « Non pas par soucis de performance, mais parce que c'était nécessaire, vu la pression à laquelle nous sommes confrontés », précise-t-il. La pression, bien sûr...

Cette même approche du « record à battre » touche désormais l'accès à la nationalité française : faudra-t-il chaque année surpasser le nombre des refus ? La naturalisation n'est plus une fête, c'est une mesure de police.

Pascal Riché

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Par Marc Cohen

La fixation de Claude Guéant sur ses chiffres (soirées électorales, radars pédagogiques, vols de poule avec effraction) est compréhensible : depuis le XIXème siècle, nos ministres de l'Intérieur sont accros aux statistiques. Plus généralement, si les mots « Etat » et « statistiques » (en anglais c'est encore mieux : state et statistics) ont une racine commune, ce n'est pas par hasard : l'Etat bureaucratique moderne et plus spécialement l'Etat-Providence ne peuvent fonctionner sans compter, recompter, classer, pondérer et moduler (note à l'attention des naïfs : je n'ai pas dit truquer…)

La politique donc est devenue en quelque sorte un enchainement de chiffres tableaux et des courbes : statistiques qui décrivent la réalité, budgets permettant d'agir sur cette réalité et… encore des statistiques mesurant l'impact de l'argent dépensé… Inévitables autant qu'illisibles, les chiffres ne sont souvent sauvés que par leurs constructions poétiques, aux limites du surréalisme : vous connaissez beaucoup de familles qui ont 1,9 enfants à charge ?

La politique de l'immigration n'échappe bien sûr pas à cette boulimie numérale, et donc aux contresens afférents. L'anecdote suivante peut attester de l'absurdité de la politique du chiffre. Quand, il y a dix ans, le centre d'accueil de Sangatte a été fermé, les gouvernements français et britannique se sont retrouvés avec deux mille clandestins et zéro solution. Les fonctionnaires de deux pays ont donc décidé de partager la manne. Mais à Paris on a insisté pour que la France prenne en charge le moins de migrants possible. Les Britanniques ont donc proposé le marché suivant : si vous nous laissez choisir, nous prendrons les deux tiers de ces personnes. Côté français, la possibilité de publier un communiqué annonçant un nombre relativement faible d'immigrés à accueillir a prévalu et l'accord a ainsi été conclu: Messieurs les Anglais triez les premiers… Le culte exagéré du chiffre a poussé nos technos la France à commettre une bourde de débutant: il vaut mieux accueillir 1200 personnes avec de fortes chances d'intégration que 800 cas désespérés.

Toutefois, ces absurdités déplorables ne devraient pas cacher le fond de l'affaire : un Etat a le droit, voire le devoir d'avoir une politique d'immigration. A fortiori, une majorité démocratiquement élue a le droit d'appliquer des mesures visant à maitriser les flux migratoires -y compris drastiquement si besoin. Cette politique et les mesures concrètes qui en découlent doivent être quantifiées sous peine de ne pouvoir évaluer leur efficacité. Le nombre de naturalisations ainsi que les permis de travail et de séjour sont certes des données importantes mais plus cruciale encore est la logique qui les guide : pour accueillir décemment, on ne peut pas accueillir tout le monde sans discernement. Le modèle républicain français est fondé sur le refus du communautarisme et exige donc un processus long et compliqué d'intégration. Le spectre d'une société patchwork dont l'activité économique ou l'accès aux prestations étatiques seraient le seul lien social est un cauchemar qui, malheureusement est en train de prendre corps dans certains quartiers.

Que la droite instrumentalise les inquiétudes de l'électorat face à cette situation n'est une surprise que pour les naïfs. Guéant se précipite sur le tapis que la gauche lui déroule à force d'angélisme et il le fait avec cynisme, car en vérité, ni lui ni personne n'a la moindre idée sérieuse sur la régulation réelle des flux migratoire. Ce qui ne l'empêchera pas de faire campagne sur ce thème : il aurait tort de se gêner, il n'y a personne en face pour lui répondre

Il y a trente ans c'était Georges Marchais et non Jean-Marie Le Pen qui tirait la sonnette d'alarme en appelant à « stopper l'immigration officielle et clandestine » afin de pouvoir résoudre « l'important problème posé dans la vie locale française par l'immigration. Se trouvent entassés dans [des] ghettos des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues aux façons de vivre différentes. » Et une décennie plus tard c'était Michel Rocard et non pas Claude Guéant qui affirmait que ne pas maitriser l'immigration c'est « hypothéquer [..] l'équilibre social de la nation, [..) les chances d'intégration des étrangers installés et enfin l'avenir même de nouvelles vagues d'arrivants et des pays d'où ils viennent ».

Depuis rien n'a changé sinon l'acceptation implicite par presque toute la gauche du dogme d'un monde sans frontières et donc du soutien de principe (certains diront sans principes) aux sans-papiers. Que ce dogme de la libre circulation des migrants soit aussi prôné par Laurence Parisot (concomitamment à la libre circulation des capitaux) devrait pourtant mettre la puce à l'oreille de François Hollande, Eva Joly et Jean-Luc Mélenchon…

Marc Cohen

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