Onzième round : la classe politique est-elle touchée par la germanophobie ?

Chaque semaine pendant la campagne, Yahoo! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur.fr sur un même thème. Cette semaine, Pascal Riché, co-fondateur et rédacteur en chef de Rue89 et Luc Rosenzweig, journaliste à Causeur.fr s'interrogent sur la germanophobie de la classe politique française.

La « germanophobie », une fièvre bien partagée

Par Pascal Riché

La droite, en faisant mousser la comparaison entre Merkel et Bismarck que Montebourg a sottement faite, ne manque pas d'un certain culot. Ecoutez-les, drapés dans leur dignité blessée.

Fillon : « Il est dangereux d'instrumentaliser le patriotisme pour caricaturer et blesser nos partenaires. » Sarkozy : « Ces propos déconsidèrent nos amis allemands. »

Le même Sarkozy, pourtant, est un expert en déconsidération : cinq ans plus tôt, quand il faisait sa campagne sur le thème de la rupture, il giflait les Allemands en les renvoyant à leur passé nazi :

« Je suis de ceux qui pensent que la France n'a pas à rougir de son histoire. Elle n'a pas commis de génocide. Elle n'a pas inventé la solution finale. Elle a inventé les droits de l'homme et elle est le pays du monde qui s'est le plus battu pour la liberté. »

La gauche n'a pas le monopole de la « germanophobie » : celle-ci, distillée dans les tréfonds de l'histoire française, revient de temps à autre, comme une mauvaise fièvre.

« Ligoter » le Gulliver allemand

Ce qui est frappant, c'est que le mal touche aussi bien des souverainistes, qui entendent revenir, pour conduire la politique, au cadre de l'Etat-nation, que des pro-européens dont l'objectif avoué est de sacrifier une part de souveraineté aux fins de limiter celle, jugée terrifiante, du grand voisin.

Les premiers dénoncent dans la construction européenne une capitulation face à la menaçante Allemagne qui, rêvant toujours du Saint-Empire romain germanique, impose ses « diktats » à la « schlague » (Chevènement a même déclaré en 2000 qu'elle n'était « pas guérie » de son passé nazi) ;

Les seconds présentent la même construction européenne comme un moyen d'arrimer l'Allemagne devenue, à la faveur de la réunification, la première puissance européenne, et de la protéger de ses prétendus « démons ».

Cette phobie à deux faces n'est pas nouvelle. Dès le lancement de la monnaie unique, elle s'exprimait dans ses variantes souverainiste et pro-européenne. Lorsqu'en 1993 Philippe Séguin fustigeait la politique du franc fort — le choix fait par Mitterrand puis Balladur de coller coûte que coûte le franc au deutsche mark, malgré des conséquences désastreuses pour l'emploi —, il condamnait un « Munich social » (dans un discours, soit dit en passant, écrit par l'actuelle plume de Sarkozy, Henri Guaino).

A la même époque, les « maastrichtiens » se réjouissaient de « ligoter » le Gulliver allemand. Jean-Louis Bianco, proche conseiller de François Mitterrand, écrivait ainsi dans L'Express du 11 septembre 1992, à la veille du référendum sur la monnaie unique :

« Cessant d'être entravée par son statut de puissance vaincue, l'Allemagne retrouve tous ses démons. Si ceux-ci ne sont pas canalisés, encadrés par la volonté d'être plus forts à l'intérieur de l'Europe, alors les Allemands choisiront d'être plus forts tout seuls. »

La peur de « l'éternelle Allemagne », phobie donc bien partagée, revient en force depuis que l'Europe est prise de nouvelles convulsions financières.

Vive l'Allemagne « décomplexée » !

Pourquoi faudrait-il craindre l'Allemagne ? Parce qu'elle serait, à la faveur du changement de génération et de la réunification, devenue « décomplexée ». Etrange mot, qui traduit, quand on le retourne, le rêve français : avoir pour voisin une Allemagne « complexée », c'est-à-dire perpétuellement repentante et politiquement effacée.

La germanophobie ne s'évanouira que quand la classe politique cessera d'être pétocharde et se réjouira enfin de voir l'Allemagne, grande démocratie et solide amie de la France, désirer comme tous les autres pays faire porter sa voix.

Mais cesser de craindre l'Allemagne n'interdit pas de critiquer ses choix :

  • oui, ce pays a suivi ces dernières années une stratégie non-coopérative (vis-à-vis des autres pays européens) en dopant sa compétitivité par une pression sur les coûts de sa main-d'œuvre ;

  • oui, son obsession anti-inflationniste est déraisonnable, et conduit à aggraver les risques de récession ;

  • oui, son inaction met en danger l'Europe...

Face à l'Allemagne, la France a intérêt à parler fermement, et avec conviction, comme c'est l'intérêt de n'importe qui dans n'importe quelle négociation.

En revanche, claironner, à l'instar d'Arnaud Montebourg, que l'Allemagne cherche à « construire la confrontation pour imposer sa domination » et que « la question du nationalisme allemand est en train de ressurgir » n'est pas sérieux : c'est une peu maligne rodomontade dont la droite, retrouvant des forces derrière son « capitaine dans la tempête », n'a pas eu de mal à faire son miel.

Pascal Riché

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Les vieux démons ont le sommeil profond !

Par Luc Rosenzweig

S'il est un hommage à rendre aux artisans de la construction européenne, c'est bien celui d'avoir rendu la guerre impossible entre les Etats qui sont entrés dans cette union. Cela relativise singulièrement la portée des propos récemment tenus par quelques grandes gueules socialistes un peu énervés par le comportement de Mme Merkel. Il n'y aura, fort heureusement, pas mort d'homme comme conséquence de ces tirades de comptoir proférées par Arnaud Montebourg ou Jean-Marie Le Guen.

Le seul qui aurait eu une sérieuse raison de s'en offusquer, c'est le défunt Otto von Bismarck : se voir comparer avec Angela Merkel a dû profondément troubler son sommeil éternel. Le « chancelier de fer » a construit une nation, alors que la fille du pasteur de Rügen se contente de la gérer comme une épicière aux doigts crochus.

L'invective, en matière de politique internationale, n'est pas plus condamnable, en soi, que l'hypocrisie consistant à se montrer tout miel devant la galerie, et à s'écharper dans les coulisses. Elle a ses classiques, comme le fameux « peuple d'élite, sûr de lui et dominateur » lancé par de Gaulle, en 1967, dans les gencives de David Ben Gourion et des Israéliens. Personne, pas même le grand rabbin de France, n'avait osé, à l'époque, accuser le Général de chercher à réveiller les vieux démons antisémites…

Pour qu'une invective politique soit opérante, il faut qu'elle tape juste, et ce n'est, bien évidemment, pas le cas des évocations historiques (la Prusse ou Munich) pratiquées par Montebourg et Le Guen : le type de domination européenne que vise l'Allemagne de Merkel n'a rien de comparable avec celle que visait Bismarck, et encore moins Hitler.

C'est l'usage sans états d'âme d'un rapport de force économique dans une perspective prétendument thérapeutique. « Am deutschen Wesen soll die Welt genesen ! » (L'Etre allemand doit apporter au monde la guérison », ce vers écrit par un obscur poète de l'époque bismarckienne est redevenu programmatique pour une Allemagne ayant retrouvé sa dignité et son unité. En bonne luthérienne, Angela Merkel est persuadée qu'il lui appartient de contribuer au salut de l'âme de ses voisins, y compris par des moyens coercitifs, si ces derniers se comportent de manière à se rendre tout droit en enfer.

L'ennui, pour elle, c'est que l'Europe n'est pas une communauté souabe piétiste, où chacun accepte de bonne grâce le contrôle de tous par chacun et réciproquement. Il est légitime de rappeler, au besoin fermement, à Mme Merkel qu'il ne suffit pas d'avoir économiquement raison (et encore, cela reste à démontrer !), pour se croire autorisé à dicter une ordonnance de potion amère à des pays et des peuples considérés comme mineurs et irresponsables.

Que la dépendance énergétique de son pays du gaz russe peut inquiéter des pays comme la Pologne ou la République tchèque, qui ont une amère expérience des périodes où Berlin et Moscou s'entendaient sur leur dos. Qu'une politique budgétaire relève, comme son nom l'indique, d'une volonté politique, et non de la chicane judiciaire. Et bien d'autres choses encore qu'il serait trop long de détailler dans le cadre de cette « battle ». Au lieu de cela, on continue à nous jouer la douce musique d'une amitié éternelle qui se transmettrait de génération en génération de dirigeants politiques de part et d'autre du Rhin.

Hausser le ton face aux Allemands, ce n'est pas être germanophobe, c'est pratiquer le langage de la vérité des sentiments, en tout cas telle qu'elle est majoritairement perçue en France.

La germanophobie, c'est bien autre chose. On la trouve d'ailleurs plutôt outre-Manche, où elle a tout le loisir de s'étaler dans les tabloïds chaque fois que l'occasion s'en présente, politique, sportive ou autre. Elle se fonde sur l'essentialisation d'un peuple allemand considéré comme n'étant jamais totalement sorti du territoire symbolique d'une barbarie déjà remarquée par Jules César. La littérature germanophobe a connu son apogée en France à la fin du 19ème siècle, et s'efforçait de débusquer le Goth derrière le visage affable des écrivains, poètes et penseurs d'outre-Rhin.

Les germanophobes étaient peut-être détestables, mais au moins ils connaissaient l'Allemagne. Ce qu'il faut reprocher aux imprécateurs d'aujourd'hui, ce n'est pas de « réveiller les vieux démons ». Il en faudrait beaucoup plus pour tirer ces diables de leur profond sommeil. C'est leur méconnaissance crasse des mécanismes de pensée du plus puissant de nos voisins : au fond, il ne nous veut que du bien et s'étonne que nous ne lui en sachions pas gré. Il y a suffisamment de bons procès à faire aux Allemands pour ne pas perdre du temps à lui en faire de mauvais.

Luc Rosenzweig

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