Chouette, encore un crime atroce !

Réalité/fiction, quel rapport ? Il y une expression toute faite (1 190 000 résultats sur Google) selon laquelle « la réalité dépasse la fiction ».

Il y a comme un paradoxe. La réalité produit des situations qui dépassent les limites de notre imagination, alors qu'en théorie, notre imagination n'a aucune limite. Avec ses ailes de géant, la fiction pourrait dépasser la réalité, la laisser loin derrière elle, mais son ambition se réduit souvent à l'imiter. Pour faire encore plus vrai, de plus en plus de fictions s'inspirent de faits-divers. La réalisatrice de "Polisse" souligne que toutes les histoires de son film sont tirées de faits réels. Mais elle n'est pas la seule : sur AlloCiné, vous trouverez une liste de 19 films « tirés de faits réels » sortis entre 2011 et 2012.

L'actualité est devenue la grande source d'inspiration de ceux qui gagnent leur vie en inventant des histoires. L'affaire DSK est encore à la Une des news magazines, mais on prépare déjà l'adaptation pour le grand écran. Selon Le Figaro, au moins 17 scénarios qui racontent l'affaire auraient déjà été déposés à la SACD (Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques) !

Cela dit, as usual, on est la remorque des States. Là-bas, un épisode de la série New York Unité Spéciale inspirée de l'affaire DSK a déjà été diffusé le 21 septembre. Pour démarrer une nouvelle saison (la 13), il faut frapper fort. Les scénaristes ont donc imaginé une enquête visant un arrogant diplomate italien accusé d'agression sexuelle par une femme de chambre d'origine africaine, dans un hôtel de New-York. Mais où ont-ils été cherché tout ça ?

On comprend la démarche des producteurs. Quand les journalistes ont matraqué sur l'affaire DSK, ça augmentait les audiences des JT. En faisant un film de cette histoire, on peut espérer que la fiction cartonne autant que la réalité. Après tout, ce sont les mêmes personnes qui regardent réalité et fiction sur le même écran... Des fois, on se demande si les journalistes ne font pas un calcul symétrique à celui des scénaristes. Ne sont-ils pas tenté de mettre les sujets qui cartonnent en fiction à la Une de l'information ?

Par exemple, les meurtres atroces. Ça cartonne les meurtres atroces. Si ça ne cartonnait pas, TF1 et France 2 ne diffuseraient pas autant de fictions sur ce thème. Dimanche prochain, TF1 diffuse à 22h45, « Le bon, la brute et la dominatrice », un épisode de la série Les Experts où Grissom enquête sur un client sadique qui a voulu tuer une prostituée. Le lendemain, Lundi 28 à 00h20, son enquête porte sur « des morceaux de corps humains retrouvés à différents endroits de la ville appartenant à la même victime agressée par un criminel particulièrement sadique ». À 1h10 sur la même chaîne, Grissom va pisser. Pas de bol, selon le programme de Télé Loisirs, « il découvre dans les toilettes du supermarché, un message annonçant que cinq femmes ont été tuées ». Si on n'éteint pas, ça continue jusqu'à quand ?

Sur France 2, c'est pas mieux. Lundi dernier à 21h20, "une mère de famille apparemment tranquille est retrouvée noyée dans une baignoire remplie d'huile de moteur dans un hôtel sordide". On reconnaît malgré tout l'esprit du service public, puisque l'épisode est intitulé « Mémoires d'outre-tombe ». À 22h, c'est un fils de famille qui est retrouvé mort à Central Park. Richard Castle et Kate Beckett vont enquêter main dans la main. Lui est romancier, elle est lieutenant de police. Fiction /réalité, même combat ! La preuve, Olivier Marchal, le meilleur réalisateur de polars du moment, est un ancien flic.

Alors voilà la question : est-ce que les journaux télévisés mettent des crimes atroces à la Une pour faire grimper l'audience ? Comme Le Nouvel Obs et L'Express mettent DSK à la une pour faire grimper les ventes.

Ma réponse est oui. « L'information, c'est vous qui la vivez, c'est nous qui en vivons » disait Moustic en présentant les nouvelles neuves du monde sur CANAL International. Sur ce blog, faut bien constater qu'un papier racoleur sur Copé attire plus de trafic qu'un papier songeur sur la marche du monde.

Quand ceux qui inventent des histoires cherchent à nous faire peur, ils font leur métier. Depuis notre enfance, on adore les histoires de grand méchant loup qui croquent les petites filles. Mais pourquoi leur accorder tant de place à la Une de l'information ? Quand un accident atroce se produit d'un côté de l'autoroute, ça créé un embouteillage en sens inverse. Personne n'admettra jamais qu'il ralentit pour jeter un oeil, mais comme on est coincé dans la foule des voitures... Si on envoyait un hélico pour retransmettre tout ça en direct, ça ferait un autre carton, mais d'audience cette fois-ci.

Tout ça, on le sait depuis longtemps, nous avons tous pris une distance critique par rapport au spectacle de l'information. Mais la télé se fout de ce que pense chacun, elle parle à tous. Comme toutes les foules, la foule virtuelle des téléspectateurs est gouvernée par ses émotions primaires (peur, colère, désir, joie). Ce n'est pas que les téléspectateurs soient plus bêtes que les autres, toutes les foules réagissent de la même manière. Quand on parle des marchés, c'est la foule virtuelle des vendeurs et des acheteurs. Chaque trader est très malin, mais ça finit par créer une foule de petits malins qui tombent tous dans le même panneau

Est-ce qu'on ne serait pas tombé dans le panneau en accordant ces derniers temps trop d'importance à certains faits-divers ? Vous devinez ma réponse. Ma conviction, c'est qu'en accordant trop d'importance aux informations qui captivent les foules, les médias ont fini par fausser notre représentation du monde. Tout ce que les journalistes racontent sur les crimes atroces est vrai. Ce qui est faux, c'est la proportion que cela prend par rapport au reste de l'actualité. Pour éviter de multiplier les arguments, je vous poserai une seule question : croyez vous que le nombre de meurtres a augmenté ces 15 dernières années ?

Avant de vous donner la réponse, je voudrais quand même citer un nom dans cet article, celui de Jacques Pilhan (ça se prononce "pilan" mais Mitterrand l'appelait "pillan" pour l'énerver). Il a été le stratège de Mitterrand pour sa réélection en 1988, avant de changer de camp pour faire élire Chirac en 1995. C'était un homme qui croyait au pouvoir du secret. Il écrivait toutes ses notes au crayon à papier avant de les détruire à la fin de la journée. Pour ne pas laisser de traces compromettantes, sans doute. Mais aussi pour ne pas repartir chaque matin sur les sentiers battus la veille. Pour ne pas s'enfermer dans une théorie qui dicterait ses lois à la pratique. Chaque matin, il regardait ainsi la France d'un oeil neuf.

En novembre 95, la revue Le Débat publie la seule interview qu'il ait donnée. On demande au gourou qui a fait élire Mitterrand et Chirac de livrer ses secrets. Voilà ce qu'il dit : "Au début des années 90, nous nous sommes aperçus que lorsque nous demandions à des panels de Français : "Racontez nous ce que vous vivez", ils commençaient par raconter les grandes séquences qu'ils avaient vues à la télé, avant d'en venir à leur propre vie. Comme s'il y avait un premier plan télé et un arrière-plan vie personnelle." Un peu plus loin, il ajoute qu'il y a évidemment de quoi s'interroger sur l'évolution des fondements de la démocratie vu la rapidité avec laquelle la télé est en train de de venir un ersatz du réel. En 1995, nous ne sommes pourtant qu'au début d'un phénomène que Jacques Pilhan décrit très bien. Il parle de"l'avancée des images cathodiques depuis les jeux vidéos des enfants jusqu'à l'informatique dans les entreprises. Cette consommation croissante d'écrans a introduit un phénomène majeur : pas seulement la domination de la télé dans la perception du réel, mais la virtualisation du réel - le réel, c'est ce qui est dans l'écran."

Alors, c'était quoi la question ? Ah oui, croyez-vous que le nombre de meurtres commis en France a augmenté ces 15 dernières années ? La réponse est non. Le nombre des homicides constatés par la police et la gendarmerie a été divisé par deux en quinze ans (plus de 1 600 en 1995, moins de 800 en 2010). On ne l'aurait pas cru, hein ? Ben c'est justement, ça le problème.